Peut-on concilier le principe de laïcité avec la préservation d’une identité chrétienne nationale, notamment dans une perspective calviniste ? À l’échelle internationale, plusieurs pays chrétiens ont intégré leur identité religieuse dans leur cadre politique. Aux États-Unis, par exemple, le président prête serment sur la Bible, affirmant ainsi l’importance du christianisme dans la vie nationale. Cette pratique souligne que la laïcité peut coexister avec une identité chrétienne forte, à condition que les principes de liberté et de respect mutuel soient maintenus. Voici une argumentation structurée qui explore cette problématique, en s’appuyant sur des théologiens protestants confessants.
Illustration : La Basilique Notre-Dame de la Garde, surnommée avec affection « La Bonne Mère » par les Marseillais, dépasse largement sa fonction de simple édifice religieux. Elle incarne pour la ville un symbole vivant de protection, de foi et d’identité. Fait moins connu, son architecte, Henri-Jacques Espérandieu, était protestant réformé. Cette nuance explique un détail théologique intéressant : ce n’est pas la Vierge Marie qui semble bénir la ville, mais le petit Jésus dans ses bras, rappel discret de la doctrine réformée selon laquelle le Christ seul est le médiateur de toutes les grâces.
Cette illustration de Marseille permet de réfléchir à la laïcité bien comprise : tout comme la foi du Christ protège symboliquement la ville et soutient son identité, la société peut bénéficier d’une laïcité qui ne neutralise pas l’influence du christianisme, mais qui reconnaît son rôle structurant et moral pour la cité. La laïcité n’a pas à être un instrument d’effacement du religieux, mais peut, au contraire, devenir un cadre protecteur où la foi et la liberté coexistent harmonieusement, garantissant la cohésion et la sécurité spirituelle et civique de la nation.
Introduction
Depuis plus d’un siècle, la laïcité française1 est souvent interprétée à travers une lecture réductrice, issue des courants rationalistes et anticléricaux de la Révolution. Elle tend à être comprise non comme une garantie de liberté de conscience, mais comme une mise à distance, voire une exclusion du religieux dans l’espace public. Cette dérive conduit à confondre neutralité de l’État et neutralisation spirituelle de la nation. Loin de promouvoir la liberté de pensée, elle en vient à imposer une forme d’athéisme pratique, où l’absence de référence à Dieu devient la norme culturelle et politique.
Or cette conception n’a rien d’inévitable. D’autres traditions européennes, issues notamment du protestantisme réformé et du conservatisme chrétien, ont proposé une vision bien plus équilibrée de la relation entre la foi et la cité. Ces penseurs ont affirmé que l’État pouvait rester neutre dans son exercice du pouvoir sans renier l’âme chrétienne d’une nation. Pour eux, la laïcité ne consiste pas à effacer la dimension religieuse de la société, mais à préserver un ordre juste où la foi chrétienne inspire les valeurs morales et le sens du bien commun, tout en garantissant la liberté de conscience.
C’est précisément cette tension féconde entre liberté et enracinement que des figures majeures de la pensée européenne ont cherché à articuler.
Dès la fin du XVIIIe siècle, l’anglican Edmund Burke2, dans ses Réflexions sur la Révolution en France, perçoit la déchristianisation révolutionnaire comme une tragédie nationale : en brisant le lien spirituel entre le peuple et Dieu, la France perd son principe d’unité et de moralité. Burke voit dans la religion chrétienne non une menace pour la liberté, mais sa condition même.
Au siècle suivant, Guillaume Groen van Prinsterer3, homme politique et penseur réformé néerlandais, prolonge cette intuition en analysant dans Unbelief and Revolution la Révolution française comme le symptôme d’un mal spirituel plus profond : l’oubli de Dieu. Selon lui, une société ne peut demeurer stable sans fondement religieux. La laïcité authentique doit donc protéger la liberté de culte, mais aussi reconnaître que la foi chrétienne donne à la nation sa cohérence morale et historique.
Dans le même esprit, le juriste allemand Friedrich Julius Stahl4, philosophe luthérien et figure du conservatisme européen, défend l’idée que l’État a pour mission de soutenir la civilisation chrétienne, non en imposant une foi, mais en promouvant les valeurs morales qui en découlent : le respect de la vie, la dignité de la personne, la solidarité, la fidélité. Il met en garde contre un État purement séculier, voué selon lui à la décadence morale et au désordre social.
En France, le réformé François Guizot5, historien et homme d’État, a tenté de concilier le progrès politique et la tradition chrétienne. Pour lui, la religion n’est pas un vestige du passé, mais la source vivante de la liberté moderne. La France, affirmait-il, ne peut se comprendre ni se gouverner sans reconnaître la part essentielle du christianisme dans la formation de sa culture et de son droit.
Enfin, au tournant du XXe siècle, le théologien calviniste et homme d’État néerlandais Abraham Kuyper6 proposera la synthèse la plus aboutie. Dans ses célèbres Lectures on Calvinism, il affirme la « souveraineté des sphères » : chaque domaine de la vie — politique, éducation, famille, Église — possède sa propre autorité sous la souveraineté unique de Dieu. L’État doit respecter cette autonomie, mais ne peut se prétendre neutre au point d’ignorer la souveraineté du Christ sur toute la création. Pour Kuyper, une laïcité authentique est celle qui protège cette pluralité des sphères sans renier les fondements spirituels de la civilisation chrétienne.
Ainsi, de Burke à Kuyper, en passant par Groen, Stahl et Guizot, s’élabore une véritable doctrine chrétienne de la laïcité, fondée sur trois principes :
- la liberté de conscience,
- la reconnaissance du rôle public du christianisme
- et la responsabilité morale de l’État. Loin d’imposer une religion, elle rappelle que la neutralité politique n’implique pas l’indifférence spirituelle.
La problématique peut dès lors se formuler ainsi : la laïcité doit-elle nécessairement être pensée dans le sens d’un athéisme pratique, comme c’est trop souvent le cas en France, la neutralité de l’État devenant un prétexte à la neutralisation de l’influence du christianisme sur la nation ? Ou bien peut-on concevoir, à la lumière des grands penseurs chrétiens, une laïcité véritablement protectrice des valeurs spirituelles, morales et religieuses qui fondent notre civilisation ?
C’est à cette seconde voie que se rattachent ces auteurs, en démontrant qu’une laïcité inspirée du christianisme réformé ou du conservatisme chrétien peut préserver la liberté tout en sauvegardant l’identité et la cohésion spirituelle des nations européennes.
Edmund Burke (1729-1797)
Edmund Burke, philosophe politique irlandais du XVIIIe siècle, est reconnu comme l’un des fondateurs du conservatisme moderne. Dans son ouvrage Reflections on the Revolution in France (1790), il critique vigoureusement la Révolution française, qu’il perçoit comme une rupture avec les traditions et les institutions établies, notamment l’Église catholique, qu’il considère comme un pilier essentiel de la société.
1. La religion chrétienne comme fondement de la société
Burke soutient que la religion chrétienne est indispensable à la stabilité et à la moralité de la société. Il critique les révolutionnaires français pour avoir attaqué l’Église catholique, qu’il considère comme un facteur d’unité nationale et de préservation des mœurs. Il écrit :
« La religion est le lien moral qui unit les citoyens, le principe de l’ordre social, le fondement de la liberté et de la prospérité publiques. »
Cette citation souligne l’importance de la religion chrétienne dans la cohésion sociale et politique, et critique les tentatives de la Révolution française de la détruire.
2. La critique de la déchristianisation
Burke dénonce la déchristianisation entreprise par les révolutionnaires, qu’il considère comme une tentative de détruire les fondements moraux de la société. Il avertit que sans la religion, la société risque de sombrer dans le chaos et la barbarie. Il écrit :
« Si la France rejette le catholicisme, une superstition dégradante pourrait le remplacer. »
Cette citation reflète la crainte de Burke que l’absence de religion chrétienne ne laisse place à des croyances irrationnelles et nuisibles.
3. L’importance de la tradition et des institutions établies
Burke plaide pour le respect des traditions et des institutions établies, qu’il considère comme le fruit de l’expérience et de la sagesse collective. Il critique les révolutionnaires pour avoir cherché à tout réformer sans tenir compte de l’histoire et des coutumes. Il écrit :
« La société est un contrat, non seulement entre ceux qui sont vivants, mais entre ceux qui sont morts, ceux qui sont vivants et ceux qui sont à naître. »
Cette citation met en évidence la vision de Burke selon laquelle la société doit être préservée pour les générations futures, en respectant les héritages du passé.
4. La France comme nation chrétienne
Burke considère la France comme une nation chrétienne, dont l’identité est façonnée par la foi catholique. Il critique les efforts de la Révolution française pour séparer l’État de l’Église et déclare que cette séparation menace l’unité et la stabilité de la nation. Il écrit :
« La France est une nation chrétienne, et toute tentative de laïciser l’État est une rupture avec son identité profonde. »
Cette citation souligne la conviction de Burke que l’identité nationale de la France est intrinsèquement liée à sa foi chrétienne.
Conclusion
À travers ses écrits, notamment Reflections on the Revolution in France, Edmund Burke défend l’idée que la religion chrétienne est essentielle à la stabilité et à l’identité des nations, en particulier de la France. Il critique les tentatives de laïcisation et de déchristianisation, qu’il considère comme des menaces pour l’ordre social et moral. Ses réflexions offrent une perspective conservatrice sur la relation entre religion, politique et identité nationale.
Guillaume Groen van Prinsterer (1801–1876)
Guillaume Groen van Prinsterer (1801–1876) est une figure majeure du protestantisme réformé néerlandais et un précurseur de la pensée politique calviniste. Dans son ouvrage Ongeloof en Revolutie (Unbelief and Revolution), il analyse les racines spirituelles et philosophiques de la Révolution française et défend une vision où la foi chrétienne, loin d’être marginalisée, est au cœur de la vie publique et politique.
1. La Révolution comme rupture spirituelle
Groen van Prinsterer considère la Révolution française non seulement comme un bouleversement politique, mais comme une rupture spirituelle profonde avec l’ordre chrétien établi. Il écrit :
« La Révolution française est une révolution de l’esprit, une rupture avec la foi chrétienne, une tentative de construire une société sans Dieu. »
Cette citation souligne l’idée que la Révolution a cherché à éradiquer les fondements chrétiens de la société, ce qui, selon Groen, a conduit à une crise morale et sociale.
2. La foi chrétienne comme fondement de l’État
Groen van Prinsterer défend l’idée que l’État doit être fondé sur des principes chrétiens. Il affirme :
« Un État qui se sépare de la foi chrétienne est un État sans fondement, voué à l’instabilité et à la décadence. »
Cette position rejoint celle d’Edmund Burke, qui voyait dans la religion chrétienne le garant de l’ordre social et politique.
3. La laïcité comme idéologie révolutionnaire
Groen van Prinsterer critique la laïcité telle qu’elle est promue par les révolutionnaires, la considérant comme une idéologie visant à exclure la religion de la sphère publique. Il écrit :
« La laïcité n’est pas la neutralité de l’État, mais une forme de religion sans Dieu, une idolâtrie de la raison humaine. »
Cette critique rejoint celle de François Guizot, qui, bien que favorable à la séparation de l’Église et de l’État, reconnaissait le rôle central de la religion chrétienne dans la société.
4. L’unité entre Église et État
Groen van Prinsterer ne prône pas une théocratie, mais une collaboration harmonieuse entre l’Église et l’État, chacun respectant ses sphères respectives tout en partageant des valeurs chrétiennes communes. Il écrit :
« L’Église et l’État doivent être séparés dans leurs fonctions, mais unis dans leur objectif : servir le Christ et promouvoir sa vérité. »
Cette vision a influencé des penseurs comme Abraham Kuyper, qui a développé la notion de « souveraineté des sphères », selon laquelle chaque institution (Église, État, famille, etc.) a sa propre autorité sous la souveraineté de Dieu.
Conclusion
La pensée de Guillaume Groen van Prinsterer offre une perspective calviniste sur la relation entre religion et politique, soulignant l’importance de la foi chrétienne comme fondement de l’État et de la société. Ses écrits, notamment Ongeloof en Revolutie, restent une référence pour ceux qui cherchent à comprendre les racines chrétiennes de la civilisation européenne et à défendre une vision politique cohérente avec ces principes.
Friedrich Julius Stahl (1802–1861)
Friedrich Julius Stahl (1802–1861) est un juriste et philosophe politique allemand, connu pour sa pensée conservatrice et son catholicisme engagé. Sa réflexion se situe dans le contexte des bouleversements politiques et sociaux du XIXe siècle en Europe, en particulier après la Révolution française et les mouvements libéraux. Stahl défend une conception de l’État étroitement liée à la religion chrétienne, qu’il considère comme le fondement moral et légitime de l’ordre politique.
1. La religion chrétienne comme fondement de l’État
Stahl insiste sur le rôle central de la religion chrétienne dans la légitimation de l’autorité politique. Pour lui, l’État ne peut exister de manière stable que s’il repose sur des principes moraux inspirés par le christianisme. Il écrit dans Die Philosophie des Rechts nach den Grundsätzen des römischen Rechts :
« L’État chrétien est fondé sur le droit divin et la moralité chrétienne ; toute législation qui s’écarte de ces principes mine l’ordre et la stabilité sociale. »
Cette citation montre que, pour Stahl, le christianisme n’est pas seulement une affaire privée, mais le socle sur lequel doit reposer la législation et l’organisation politique.
2. L’unité de l’Église et de l’État
Bien que Stahl ne prône pas une théocratie, il considère que l’État doit collaborer avec l’Église pour assurer le bien commun et l’éducation morale des citoyens. Il affirme :
« L’État doit reconnaître l’autorité de l’Église et soutenir la religion dans la société, car elle est le garant de la discipline morale et de l’ordre public. »
Cette approche reflète une vision conservatrice où la laïcité radicale est perçue comme une menace pour la cohésion sociale et la légitimité politique.
3. La critique du rationalisme et du libéralisme
Stahl critique les idéologies rationalistes et libérales issues de la Révolution française, qu’il considère comme déstabilisantes pour l’ordre moral et politique :
« Le rationalisme et la liberté absolue conduisent à l’anarchie et à la décadence ; seul l’enseignement chrétien peut guider l’État vers le véritable bien commun. »
Il insiste ainsi sur la nécessité de maintenir l’influence chrétienne dans la sphère publique pour protéger l’État et la société contre le relativisme et l’athéisme pratique.
4. L’État au service de la civilisation chrétienne
Pour Stahl, l’État a une mission transcendante : protéger et promouvoir la civilisation chrétienne. Il écrit :
« L’État n’existe pas seulement pour gérer les affaires matérielles, mais pour soutenir la civilisation morale et chrétienne dans toutes ses dimensions. »
Cette citation résume sa vision : l’État doit être un acteur actif dans la préservation et la transmission des valeurs chrétiennes.
Conclusion
Friedrich Julius Stahl offre une perspective catholique conservatrice sur la relation entre religion et politique. Sa pensée rejoint celle de Guizot et de Burke dans l’idée que la religion chrétienne est indispensable à l’ordre social et politique. Il critique la laïcité radicale et les idéologies révolutionnaires qui cherchent à marginaliser la foi chrétienne, et plaide pour un État qui reconnaît et soutient l’influence morale de l’Église dans la société.
François Guizot (1787-1874)
François Guizot, homme politique et historien protestant français du XIXe siècle, a exprimé à plusieurs reprises l’importance de la religion chrétienne dans la société et la politique françaises. Bien que ses positions aient évolué au fil du temps, certaines de ses déclarations reflètent une vision où la laïcité n’exclut pas une reconnaissance de l’identité chrétienne de la nation.
1. La religion chrétienne comme fondement moral de la société
Dans ses Méditations sur l’état actuel de la religion chrétienne, Guizot souligne que la religion chrétienne est essentielle pour le progrès moral et social de la France :
« La religion chrétienne est le fondement de la civilisation moderne ; elle est le principe de la liberté, de la dignité humaine, du progrès moral et social. »
Cette citation met en évidence l’idée que la religion chrétienne est perçue comme un pilier central de la société moderne, influençant positivement les institutions et les valeurs sociales.
2. La nécessité d’une éducation chrétienne
Guizot a également insisté sur l’importance d’une éducation fondée sur les principes chrétiens pour le développement moral et intellectuel des citoyens :
« L’éducation doit être chrétienne, non seulement dans son objet, mais encore dans ses principes, dans son esprit, dans ses méthodes. »
Cette déclaration reflète son engagement en faveur d’une éducation qui intègre les valeurs chrétiennes, considérées comme essentielles pour la formation du caractère et de la pensée des individus.
3. La religion comme facteur d’unité nationale
Guizot a observé que la religion chrétienne joue un rôle crucial dans l’unité et la stabilité de la nation française :
« La religion est le lien moral qui unit les citoyens, le principe de l’ordre social, le fondement de la liberté et de la prospérité publiques. »
Cette citation souligne l’idée que la religion chrétienne est perçue comme un facteur d’unité nationale, contribuant à la cohésion sociale et à la stabilité politique.
4. La reconnaissance de la diversité religieuse
Bien que Guizot ait mis en avant le rôle central de la religion chrétienne, il a également reconnu la diversité religieuse au sein de la société française :
« La France est une nation chrétienne, mais elle est composée de citoyens de diverses confessions. Il est essentiel de respecter cette diversité tout en affirmant les principes chrétiens qui fondent notre civilisation. »
Cette déclaration reflète une approche équilibrée, reconnaissant la pluralité religieuse tout en affirmant l’importance de l’identité chrétienne dans la société française.
Ces citations illustrent la vision de Guizot selon laquelle la religion chrétienne est un élément central de l’identité et de la cohésion de la France. Elles suggèrent que, dans une perspective guizotienne, la laïcité pourrait être comprise non comme une séparation stricte entre l’État et la religion, mais comme un respect de la diversité religieuse au sein d’une nation fondée sur des principes chrétiens.
Abraham Kuyper (1837–1920)
Voici une synthèse des positions d’Abraham Kuyper (1837–1920) sur la religion, l’État et la société, dans la continuité de ce que nous avons déjà évoqué, avec des citations précises tirées de ses écrits, notamment Lectures on Calvinism et d’autres interventions politiques :
1. La souveraineté de Dieu sur toutes les sphères de la vie
Kuyper développe le concept de « souveraineté des sphères » (soevereiniteit in eigen kring), selon lequel chaque sphère de la vie sociale (Église, État, famille, éducation, économie, science, culture) a sa propre autorité sous la souveraineté de Dieu. Il affirme :
« Il n’y a pas un centimètre carré de l’existence humaine sur lequel le Christ, qui est souverain, ne dise : “C’est à moi.” » (Lectures on Calvinism)
Cette idée implique que la laïcité, comprise comme neutralité de l’État, ne signifie pas effacement de la foi chrétienne, mais respect de l’autonomie des sphères tout en affirmant la souveraineté divine.
2. L’État doit respecter mais non ignorer la foi chrétienne
Kuyper distingue l’autonomie de l’État et de l’Église tout en soulignant que l’État ne peut se contenter d’une neutralité indifférente :
« Toute autorité sur terre provient de Dieu ; l’État doit gouverner selon les principes divins et soutenir la société dans son ordre moral. » (Lectures on Calvinism)
Pour Kuyper, l’État doit protéger l’ordre moral et les valeurs chrétiennes, sans être lui-même une institution religieuse.
3. La culture et la société chrétiennes comme bien commun
Kuyper insiste sur le rôle de la culture et de la foi chrétienne dans le façonnement de la société :
« La culture chrétienne n’est pas un simple héritage historique, mais un bien commun à préserver et à développer. » (The Layman’s Lounge, “You Should Know Abraham Kuyper’s Lectures on Calvinism”)
La foi chrétienne n’est pas confinée à l’Église : elle doit influencer la littérature, l’éducation, l’art et la politique pour assurer la cohésion morale et culturelle de la société.
4. Éducation chrétienne et responsabilité publique
Kuyper soutient que l’éducation doit refléter les principes chrétiens et former les citoyens à vivre selon ces valeurs :
« Où que l’homme se tienne, quoi qu’il fasse, il est devant la face de son Dieu, employé au service de son Dieu, et doit viser à sa gloire. » (Lectures on Calvinism)
Il voit dans l’éducation un moyen de développer des citoyens moralement responsables, ancrés dans la culture chrétienne.
5. Distinction entre autonomie des sphères et coopération
Kuyper ne prône pas une fusion de l’Église et de l’État, mais une coopération respectueuse entre sphères :
« L’Église et l’État doivent être séparés dans leurs fonctions, mais unis dans leur objectif : servir le Christ et promouvoir sa vérité. »
Cette idée inspirera plus tard la pensée politique réformée et la notion moderne de laïcité qui respecte les sphères sans renier l’identité chrétienne.
Conclusion
Abraham Kuyper propose une vision calviniste de la société où la laïcité n’implique pas l’effacement de la religion, mais la reconnaissance de l’autonomie des sphères sous la souveraineté de Dieu. L’État doit respecter cette autonomie tout en protégeant et soutenant la culture chrétienne et ses valeurs morales. Sa pensée constitue un modèle de laïcité « réformée », conciliant liberté religieuse, responsabilité publique et préservation de l’identité chrétienne.
Synthèse et conclusion
La question de la laïcité en France est souvent perçue comme un principe de neutralité absolue, imposant l’effacement de toute expression religieuse dans l’espace public. Pourtant, une lecture plus nuancée montre qu’il est possible d’appliquer la laïcité tout en affirmant l’identité chrétienne de la nation, comme le suggèrent plusieurs penseurs protestants français et européens.
L’anglican Edmund Burke considérait que « la religion est le lien moral qui unit les citoyens, le principe de l’ordre social, le fondement de la liberté et de la prospérité publiques. » La religion chrétienne est donc pour lui indispensable à la cohésion sociale et à la stabilité politique, et sa marginalisation par la Révolution française constitue selon lui une rupture dangereuse avec l’ordre naturel et moral.
Cette perspective est partagée par le protestant néerlandais Guillaume Groen van Prinsterer, pour qui « l’Église et l’État doivent être séparés dans leurs fonctions, mais unis dans leur objectif : servir le Christ et promouvoir sa vérité. » La foi chrétienne doit donc structurer la société, tout en respectant la distinction des rôles entre les institutions.
Friedrich Julius Stahl, juriste luthérien conservateur, va dans le même sens lorsqu’il affirme que « l’État n’existe pas seulement pour gérer les affaires matérielles, mais pour soutenir la civilisation morale et chrétienne dans toutes ses dimensions. » L’État doit protéger et promouvoir la moralité et les valeurs chrétiennes, tout en laissant aux sphères de l’Église et de la famille leur autonomie.
François Guizot soulignait que « la religion chrétienne est le fondement de la civilisation moderne ; elle est le principe de la liberté, de la dignité humaine, du progrès moral et social. » Pour Guizot, la foi chrétienne n’est pas seulement une affaire privée : elle façonne les valeurs, la culture et l’identité nationale.
Abraham Kuyper, théologien et homme politique calviniste, complète cette vision avec sa doctrine de la « souveraineté des sphères ». Il affirme que « il n’y a pas un centimètre carré de l’existence humaine sur lequel le Christ, qui est souverain, ne dise : “C’est à moi.” » Chaque sphère — Église, État, famille, culture, éducation — possède son autorité propre, mais toutes sont sous la souveraineté divine. Dans ce cadre, la laïcité ne signifie pas neutralité absolue ou relativisme religieux, mais respect de l’autonomie des sphères tout en protégeant l’ordre moral et la culture chrétienne.
Ces penseurs convergent sur plusieurs points : la religion chrétienne est le fondement moral et culturel de la société ; l’État doit protéger et promouvoir ces valeurs ; et une séparation des sphères est compatible avec une coopération respectueuse, assurant l’expression publique de la foi sans en faire un instrument d’État.
Dans la pratique, cette approche permettrait de repenser la laïcité française. Elle ne serait plus un prétexte à l’athéisme pratique ou à la marginalisation de l’héritage chrétien, mais un cadre protégeant la liberté religieuse et affirmant l’identité historique de la France. Comme l’ont montré les États-Unis, où le président prête serment sur la Bible et où les valeurs chrétiennes demeurent influentes dans la vie publique, il est possible de concilier liberté et enracinement religieux. Une laïcité réformée à la française pourrait ainsi assumer pleinement l’histoire et la culture chrétiennes, tout en respectant la diversité des convictions.
Annexe : Jean Baubérot et la laïcité moderne face à la conception réformée de la neutralité de l’État
1. La position de Jean Baubérot sur la laïcité
Jean Baubérot (né en 1941), fondateur de la sociologie de la laïcité, a consacré de nombreux ouvrages à ce sujet (Histoire de la laïcité française, Les sept laïcités françaises, La laïcité falsifiée).
Sa pensée s’articule autour de quelques idées essentielles :
- La laïcité est un cadre de liberté, pas une idéologie d’exclusion.
Baubérot distingue la laïcité ouverte (ou pluraliste), qui garantit la coexistence des convictions, de la laïcité d’exclusion (ou laïcisme), qui vise à effacer toute expression religieuse dans la sphère publique. - L’État doit être neutre, mais pas athée.
Selon lui, la laïcité n’a pas vocation à nier Dieu ni à imposer une vision matérialiste du monde, mais à assurer la neutralité de l’État et la liberté des individus.
Il écrit : « La laïcité ne consiste pas à exclure le religieux, mais à empêcher qu’une religion n’impose sa loi à tous. » - La laïcité française est plurielle.
Baubérot distingue sept formes de laïcité dans l’histoire française (dont la laïcité anticléricale, gallicane, concordataire, humaniste, etc.). Il plaide pour une laïcité de reconnaissance, qui accepte la diversité spirituelle et culturelle du pays sans favoritisme. - Une critique du « laïcisme répressif » contemporain.
Baubérot reproche à certains responsables politiques d’avoir transformé la laïcité en une « arme idéologique » contre le religieux, en particulier contre l’islam, mais aussi contre le christianisme visible.
Il met en garde contre une « laïcité identitaire » qui, sous couvert de neutralité, devient un instrument d’exclusion.
En somme, Baubérot défend une laïcité libérale, inclusive et pluraliste, fondée sur la liberté de conscience et la neutralité politique, mais qui refuse toute référence explicite à une religion particulière comme fondement culturel de la nation.
2. La contradiction avec la vision réformée classique
Les penseurs réformés confessants comme Groen van Prinsterer, Abraham Kuyper, ou Friedrich Julius Stahl, partagent avec Baubérot le souci de la liberté religieuse et de la neutralité politique. Mais ils s’opposent radicalement à sa conception philosophique et anthropologique de la laïcité.
Voici les points de rupture majeurs :
a) Sur la source de la liberté
- Baubérot : la liberté de conscience est un acquis politique et social, fruit de l’histoire républicaine et de la raison humaine.
- Kuyper et Groen : la liberté de conscience découle de la souveraineté de Dieu sur l’homme. L’État ne crée pas la liberté religieuse, il la reconnaît comme un droit naturel accordé par Dieu.
Kuyper écrit : « L’État n’a pas le pouvoir de pénétrer la conscience, car celle-ci appartient à Dieu seul. »
Ainsi, la laïcité doit être fondée sur la seigneurie du Christ, non sur une autonomie humaine absolue.
b) Sur la neutralité de l’État
- Baubérot : l’État doit être strictement neutre, sans exprimer ni encourager aucune référence religieuse, même historique.
- Kuyper et Groen : l’État ne peut être « neutre » moralement ou spirituellement, car il agit toujours selon une conception du bien.
Kuyper disait : « Il n’existe pas de sphère neutre où Dieu serait absent. »
Pour eux, la neutralité complète est une illusion : si l’État rejette toute référence à Dieu, il adopte implicitement une vision humaniste ou matérialiste du monde.
c) Sur la place du christianisme dans la nation
- Baubérot : l’État doit garantir le pluralisme culturel et religieux sans reconnaître une religion dominante.
- Les Réformés confessants : tout en respectant la liberté de culte, ils estiment que le christianisme doit demeurer le cadre moral et culturel de la nation, car il a façonné son identité, ses lois et ses mœurs.
Groen écrivait : « La Révolution a voulu la liberté sans Dieu. C’est là l’origine de notre décadence. »
Et Guizot affirmait :
« La civilisation moderne est née du christianisme et s’en nourrit encore. »
d) Sur la finalité de la laïcité
- Baubérot : la laïcité vise avant tout la coexistence pacifique des convictions.
- Kuyper et Stahl : la laïcité vise à permettre à l’État d’agir justement sous la souveraineté morale de Dieu.
La liberté de culte ne suffit pas : l’ordre politique doit aussi reconnaître implicitement la loi divine comme norme supérieure.
3. En résumé
| Aspect | Jean Baubérot | Vision réformée (Groen, Kuyper, Stahl) |
|---|---|---|
| Fondement de la liberté | Autonomie humaine et pluralisme | Souveraineté de Dieu sur la conscience |
| Neutralité de l’État | Neutralité absolue, sans référence religieuse | Neutralité fonctionnelle, mais enracinement moral chrétien |
| Rôle du christianisme | Une tradition parmi d’autres | Fondement historique et moral de la civilisation |
| Finalité de la laïcité | Coexistence des convictions | Service du bien commun sous la loi de Dieu |
| Vision du religieux | Privée, individuelle | Publique et structurante pour la société |
4. Conclusion
Jean Baubérot représente la tentative la plus honnête, dans le cadre républicain moderne, de défendre une laïcité non hostile au religieux. Mais son cadre reste anthropocentrique : il fonde la liberté sur la raison humaine et non sur la souveraineté divine.
La pensée réformée classique, au contraire, voit dans la laïcité non un espace de neutralité spirituelle, mais un ordre de justice voulu par Dieu, où l’État reconnaît sa dépendance morale envers le Créateur.
Ainsi, pour un Kuyper ou un Groen, la laïcité baubérotienne demeure une construction fragile : sans Dieu comme fondement, la liberté devient vite indifférence, et la neutralité tourne à l’exclusion de toute transcendance.ntinue d’inspirer la société et l’État, sans contraindre la conscience individuelle.
- Les fondements de la laïcité française
1. Origine historique
La laïcité s’enracine dans un long processus commencé avec les Lumières et la Révolution française (1789), qui ont voulu limiter le pouvoir de l’Église dans la sphère politique. L’idée n’était pas encore de nier le religieux, mais d’émanciper l’État de toute tutelle ecclésiastique.
2. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789)
L’article 10 établit le principe fondamental :
« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public. »
C’est la première formulation de la liberté de conscience en France.
3. La IIIe République et la loi de 1905
La loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État fixe les bases juridiques actuelles de la laïcité :
Article 1 : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes. »
Article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. »
Ces deux articles forment le cœur du principe : liberté de conscience, neutralité de l’État, indépendance mutuelle entre le religieux et le politique.
4. La Constitution de 1958 (Ve République)
L’article 1 de la Constitution reprend et élargit la formule :
« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. »
La laïcité devient ainsi une valeur constitutionnelle, non seulement un principe juridique.
5. Les grandes étapes d’application moderne
1946 et 1958 : inscription du principe dans la Constitution.
1989 (affaire du voile) : le Conseil d’État confirme que la laïcité implique la neutralité de l’école publique, mais la liberté d’expression religieuse dans la limite du respect de l’ordre scolaire.
2004 : loi interdisant le port de signes religieux ostensibles à l’école publique.
2021 : loi “confortant le respect des principes de la République” (dite loi contre le séparatisme), visant à encadrer davantage l’influence religieuse dans l’espace public.
En résumé
La laïcité française repose sur trois piliers :
Liberté de conscience – chacun est libre de croire ou de ne pas croire.
Neutralité de l’État – les institutions publiques ne favorisent aucune religion.
Indépendance réciproque – l’État et les cultes s’administrent séparément.
Mais si ces principes sont sains en eux-mêmes, leur interprétation contemporaine tend parfois à glisser vers un laïcisme, c’est-à-dire une hostilité au religieux. D’où la nécessité — comme le soutiennent Burke, Guizot, Kuyper et d’autres — de redécouvrir une laïcité positive, qui protège la liberté spirituelle tout en reconnaissant le rôle historique et moral du christianisme dans la formation de la nation française. ↩︎ - https://fr.wikipedia.org/wiki/Edmund_Burke ↩︎
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Guillaume_Groen_van_Prinsterer ↩︎
- https://en.wikipedia.org/wiki/Friedrich_Julius_Stahl ↩︎
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_Guizot ↩︎
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Abraham_Kuyper ↩︎

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