Voir de même :
- Lectures on Calvinism – Abraham Kuyper [PDF]
Sommaire :
- Partie 1 : Introduction et la figure de Saint Augustin, et le combat des deux Cités
- Partie 2 : La figure du théologien néerlandais Guillaume Groen Van Prinsterer (1801-1876)
- Partie 3 : La figure du théologien et homme politique néerlandais Abraham Kuyper (1837-1920)
- Partie 4 : La figure du philosophe néerlandais Herman Dooyeweerd (7 oct. 1894-12 févr. 1977) ; Le thème de l’antithèse avec Saint Augustin, Jean Calvin et Abraham Kuyper ; La philosophie réformée et la critique de la prétendue autonomie de la pensée théorique
- Partie 5 : Conclusion : La reconstruction chrétienne doit commencer par l’
É glise et se poursuivre dans tous les domaines de la vie des hommes
[Ndlr : C’est nous qui soulignons (en gras) ; les titres sont de nous]
Il est temps, maintenant, de parler d’Abraham Kuyper (1837-1920).
« J’ai rêvé le rêve du modernisme »
Kuyper fit ses études de lettres et de théologie à l’Université de Leyde, lui aussi. En théologie, il reçut l’enseignement de modernistes déclarés et savants tels L.W. Rauwenhoff, historien de l’Église puis philosophe ; Abraham Kuenen, professeur d’Ancien Testament ; et surtout Joannes Henricus Scholten, dogmaticien de grande réputation dont l’autorité hélas ! n’était pas celle de la Sainte Écriture. « Moi aussi », dira plus tard Kuyper, « j’ai rêvé le rêve du modernisme » ; et il versera des larmes d’amer regret et de honte au souvenir d’avoir, un jour, applaudi, avec ses camarades de cours, Rauwenhoff déclarant qu’il ne pouvait plus admettre, comme un fait historique, la résurrection du Christ.
Le 20 septembre 1862, il obtint le grade de Docteur en théologie (summa cum laude) avec une thèse en latin : J. Calvini et J. a Lasci de Ecclesia sententiarum compositio (« Comparaison des doctrines sur l’Église de Jean Calvin et de Jean a Lasco »).[13]
Pietje Baltus
La première paroisse que servit Kuyper, comme pasteur, fut l’Église de Beesd, un petit village de Gelderland, à vingt-cinq kilomètres environ au sud d’Utrecht. Dans l’ensemble, les « fidèles » de cette Église se satisfaisaient du statu quo, celui d’une sorte d’orthodoxie sans puissance spirituelle et qui ne les faisait pas combattre pour la cause et les besoins du Règne de Dieu. Kuyper prêchait consciencieusement et, avec zèle, visitait les paroissiens. Il y avait cependant à Beesd quelques réformés confessants dont une jeune femme, Pietje Baltus, fille de paysans, dont la foi réformée était profonde et qui, pour cette raison, ne supportant pas les sermons des pasteurs d’alors, puisait ses forces spirituelles dans la méditation de la Bible, la lecture assidue des confessions de foi et celle des auteurs réformés d’autrefois. A une voisine qui lui annonçait que le nouveau pasteur visitait toute la paroisse et allait sûrement bientôt venir la voir, elle répliqua : « Je n’ai rien à en faire ! » ce à quoi la voisine ajoute : « N’oublie pas, Pietronella, que notre pasteur a, lui aussi, une âme immortelle et qu’il a, lui aussi, à se préparer à l’éternité. » Aussi, quand Kuyper vint la visiter, Pietje Baltus osa fermement lui parler de Jésus-Christ et l’inviter à recevoir, lui aussi, ce salut.
Peu à peu, selon l’élection souveraine de Dieu, le docteur en théologie de l’Université de Leyde se laissa « évangéliser » par Pietje, l’humble paysanne qui lui ouvrait les trésors de l’Écriture Sainte et de la Foi re-formée. Il rompit décidément avec le modernisme, reprit, pour la faire sienne parce que biblique, la doctrine des confessions de foi, se rendit inconditionnellement au Dieu trinitaire et à sa Parole, et devint pour toujours, à son tour, un chrétien réformé ardent et confessant.
Jamais Kuyper n’oublia Pietje Baltus, sa mère spirituelle en Christ. Et aujourd’hui encore, on peut voir, dans la « Kuyperhuis » à Amsterdam, sur le bureau de Kuyper, la photo de Pietje Baltus, photo qui ne quitta jamais, comme un rappel et un défi, le pasteur, le théologien, le journaliste, l’homme d’État, que fut Kuyper.[14]
La Domkerk (Utrecht)
Le 10 novembre 1867, en la Domkerk (l’Église cathédrale) d’Utrecht, Kuyper était « installé » comme pasteur. Sa prédication sur « La Parole est devenue chair et elle a habité parmi nous » (Jean 1.14), malgré quelques fausses notes encore hégéliennes, quelques « bavures » encore, était un appel en vue de la re-formation de l’Église réformée officielle : « Si nous devons entreprendre soit la restauration de l’Église, soit la fondation d’une nouvelle Église, nous sommes, en tout cas, appelés à construire, que ce soit selon l’ancien plan ou que ce soit selon le style plus pur et le projet architectural plus élevé que l’Esprit de Dieu nous fera connaître ».
A cette époque, une fois par an, toute Église locale était « visitée », « inspectée », par des représentants de l’Église nationale. Mais la chose était devenue une routine et en fait, deux années sur trois, se passait par questionnaires, sans vraie visite « spirituelle ». Sur la proposition de Kuyper, le plus jeune des pasteurs d’Utrecht, ceux-ci décidèrent, le 15 avril 1868, de renvoyer les questionnaires sans répondre à une seule question puisque « les questions étaient posées au nom d’un Synode avec lequel les pasteurs n’avaient pas communion de foi et de confession ».
Le Synode officiel ne broncha pas. Mais le fait était passé si peu inaperçu que, pour couper court aux folles rumeurs qui commençaient à circuler, Kuyper dut faire paraître, en août, une brochure : La visite d’Église à Utrecht en 1868, considérée historiquement dans la vision de la condition critique de notre Église.
Kuyper était vraiment entré dans le grand combat spirituel pour la reconstruction chrétienne, combat qu’il poursuivra inlassablement jusqu’à sa mort.
Kuyper le journaliste chrétien
Journaliste remarquable par le caractère tout à la fois clair, vigoureux, populaire et profond de son style, il occupera deux tribunes dont l’importance ira croissant : celle de l’hebdomadaire De Herautet celle du quotidien De Standaard.
Peu après sa conférence « Appel à la conscience nationale », il publiera, le 8 octobre 1869, son premier article dans De Heraut, dont il deviendra, moins d’un an après, le rédacteur-en-chef. Le peuple réformé des Pays-Bas trouvera chaque semaine, dans ce périodique, des éditoriaux, des méditations, des études bibliques, des exposés de la Foi, des considérations sur la situation des Églises, signés par Kuyper, qui lui procureront une nourriture solide, et dont beaucoup seront publiés en volumes (par exemple : L’œuvre du Saint-Esprit[15] – articles publiés par De Heraut, du 2 septembre 1883 au 4 juillet 1886 ; trois volumes publiés en 1888 et 1889 – et encore : Le miel du Rocher et Jours de joyeuses nouvelles – articles, puis recueils, de méditations).
Le 1er avril 1872 parut le premier numéro d’un quotidien De Standaard, que dirigera longtemps Kuyper et qui sera l’organe du Parti anti-révolutionnaire (ce Parti, fondé par Groen Van Prinsterer, ne deviendra un Parti vraiment organisé qu’à partir de sa première convention nationale tenue le jeudi 3 avril 1879).
Kuyper l’homme d’Église
Homme d’Église, Kuyper, après avoir été pasteur de l’Église réformée officielle à Beesd, puis à Utrecht, le sera à Amsterdam de 1870 à 1874. Ses prédications de la vivante Parole de Dieu allaient réveiller tout un peuple de Dieu aux Pays-Bas, car, souvent imprimées après avoir été dites, elles atteignirent les Provinces de tout le Royaume. Devenu homme d’État à partir de 1874, Kuyper demanda et obtint de n’être plus que pasteur émérite. Mais il ne cessa pas pour autant, en tant qu’ « ancien » ou que fidèle, de prendre une part active à la vie ecclésiale.
Alors que le modernisme sévissait dans l’Église officielle, le consistoire d’Amsterdam, dont Kuyper était membre au titre d’ancien, prit l’initiative, en 1883, de demander que nul ne puisse être admis au saint Ministère s’il ne pouvait signer cordialement les trois Formes d’Unité[16]. La même année, et sur la même lancée, Kuyper publia un volume manifeste de 204 pages sur « La Reformation des Églises » (c’était alors le 400e anniversaire de la naissance de Luther).
Toute re-formation de l’Église réformée officielle (où en était le semper reformanda ?!) se heurtant à l’appareil moderniste en place, 200 Églises environ quittèrent, en 1886, leur dénomination dont Kuyper et ses amis venaient d’être exclus. Elles réunirent un premier synode en 1890. Puis, en 1892, ces Églises réformées, au nombre alors de 300 environ, se réunirent aux Églises chrétiennes réformées (séparées, elles, de l’Église officielle depuis 1834), au nombre alors de 400 environ, pour former « les Églises réformées aux Pays-Bas ».
Kuyper le théologien
Théologien, Kuyper est, entre autres, l’auteur de deux ouvrages importants ; un ouvrage savant, en trois volumes : Encyclopaedie der Heilige Godgeleerdheid (« Encyclopédie de la sainte théologie »)[17] qui définit la nature de la science théologique, sa place dans l’organisme des sciences, et les différentes disciplines qui la composent ; et un ouvrage plus populaire, en quatre volumes : E Voto Dordraceno, qui est une exposition du Catéchisme de Heidelberg.
Kuyper l’homme d’État
Homme d’État, Kuyper devint député pour la première fois en mars 1874. Il devait être Premier Ministre des Pays-Bas pendant quatre ans, de 1901 à 1905.
Trois grandes questions ont passionné Kuyper homme politique : la question de l’enseignement, la question coloniale et la question sociale.
L’enseignement
Kuyper, dans la fidélité à la Sainte Écriture, affirmera intrépidement : en ce qui concerne l’éducation des enfants, le droit prioritaire des parents contre l’absolutisme de l’État ; en ce qui concerne l’enseignement tant primaire ou secondaire que supérieur, le droit à la liberté de l’enseignement contre le monopole de l’enseignement d’État.
La grande affaire de Kuyper, dans le domaine de l’enseignement, fut l’établissement de l’Université libre d’Amsterdam.
En 1878, les Pays-Bas, avec une population de quatre millions d’habitants, comptaient trois Universités d’État (Leyde, Groningue et Utrecht) dont les humanistes, les rationalistes et les modernistes étaient pratiquement les maîtres. Le 5 décembre une « Société pour un Enseignement supérieur sur le fondement des principes réformés » fut établie à Utrecht. Le 7 novembre 1879, par un acte de foi remarquable, A. Kuyper et F.L. Rutgers furent nommés professeur à la Faculté de théologie d’une Université qui n’existait pas encore ! En fait, ils préparèrent activement ce qui suivit.
Le 19 octobre 1880, en l’Église cathédrale d’Amsterdam fut célébré un service de prière au cours duquel Ph. J. Hoedemaker donna une prédication sur 1 Samuel 13.19 : « On ne trouvait pas de forgerons dans tout le pays d’Israël car les Philistins avaient dit : Empêchons les Hébreux de fabriquer des épées ou des lances ». Et le lendemain, 20 octobre 1880, ce fut le plus beau jour de la vie d’Abraham Kuyper : l’Université libre d’Amsterdam était inaugurée… avec cinq professeurs : Kuyper, Rutgers et Hoedemaker pour la théologie ; D. Fabius pour le Droit ; et F.W.J. Dilloo pour les Lettres. Quarante hommes et femmes faisaient don à la nouvelle Université du capital, nécessaire selon la Loi, pour démarrer.
En 1905, Kuyper, Premier Ministre, devait faire voter la loi qui allait assurer aux Pays-Bas une liberté vraiment plurielle de l’enseignement, l’ouverture de l’enseignement d’État à certains cours libres, la possibilité d’étendre tout enseignement supérieur d’État à des domaines autres que ceux des Lettres, des Sciences, du Droit et de la Médecine (d’où l’Université technologique de Delft et, bien plus tard, l’Université d’agriculture de Wageningen et les Universités de commerce de Rotterdam et de Tilburg).
La question coloniale
Kuyper, dans la fidélité à la Sainte Écriture, affirmera intrépidement le droit des peuples colonisés (dans le cas particulier : celui des Indes orientales néerlandaises) à n’être pas exploités, que ce soit par la nation colonisatrice ou par des personnes morales ou physiques, et à recouvrer progressivement leur indépendance. Kuyper et ses amis œuvrèrent pour que les écoles et hôpitaux soient multipliés dans les colonies, pour que des cadres y soient formés, pour que soit mis fin au trafic de l’opium, pour qu’il y ait une administration équitable de la justice, pour que soit préparée la future indépendance par une organisation de conseils locaux et régionaux.
La question sociale
Kuyper, dans la fidélité à la Sainte Écriture, affirmera intrépidement le droit des travailleurs à leur pleine dignité d’hommes. Il cherchera à éviter, dans les lois qu’il proposera et fera voter, le Scylla du laisser-faire et le Charybde de l’étatisme, en assurant le minimum d’interférence gouvernementale et le maximum d’initiatives et de participation des corps intermédiaires et des travailleurs. Les prises de position de Kuyper contre la politique sociale libérale du libre-échange et du laisser faire provoquèrent l’opposition des libéraux qui l’accusèrent de jouer avec le feu et d’être un démagogue. Et Kuyper déchaîna un véritable tumulte, le 28 novembre 1874, quand il ouvrit sa Bible de poche devant la Seconde Chambre pour lire Jacques 5.1 et ss. : « Et maintenant, à vous, riches ! Pleurez et gémissez à cause des malheurs qui viendront sur vous… »
En 1891, Kuyper ouvrit le Premier congrès social chrétien, par une conférence sur « Le Christianisme et la lutte des classes ». Citant Eccl. 4.1 ; Jac. 5.1-4 ; 1 Tim. 6.10, il déclara : « La question sociale est devenue LA question, la question vitale brûlante à la fin du XIXesiècle », et il s’en prit à l’esprit bourgeois de la Révolution française. Dans cette même conférence, Kuyper souligne cinq points :
a) Dieu étant le Créateur du ciel et de la terre, ilnous faut écouter et suivre les lois qu’Il a établies pour la Société terrestre ;
b) l’État n’est pas la seule sphère sociale établie par Dieu ; les autres sphères sociales (familiale, professionnelle, ecclésiastique, etc.) doivent être reconnues elles aussi ;
c) l’humanité étant « d’un seul sang », l’interdépendance et les inter-relations sociales doivent aussi être reconnues ;
d) toute propriété est à Dieu ; les hommes ne sont jamais que les « gérants » de ce qu’ils « possèdent » ; l’usage « responsable » de toute « propriété » privée ou publique est un devoir chrétien ;
e) la fonction divine du gouvernement est de promouvoir la justice ; quand une injustice apparaît dans la vie sociale, il est de la responsabilité de l’État d’intervenir par des lois effectives.
Et Kuyper de conclure :
« la question fondamentale de tout le problème social est de savoir si les moins fortunés, si les plus pauvres, sont non seulement des créatures en situation misérable mais, pour l’amour du Christ, des frères de votre propre chair et de votre propre sang », ajoutant : « Il n’y a pas de place (dans le Parti anti-révolutionnaire) pour ceux qui voudraient rejoindre nos rangs pour mettre leur portefeuille à l’abri. Car nous sommes sur une terre sainte et quiconque veut marcher sur elle doit d’abord quitter les sandales de son égoïsme ».
Quand il fut Premier Ministre, et bien que son gouvernement fût un gouvernement de coalition ne lui laissant pas les coudées franches, Kuyper fit adopter une législation sociale assurant la protection des femmes et des jeunes travaillant dans l’industrie, établissant pour tous les Néerlandais un système d’assurances contre la maladie, l’incapacité et la vieillesse, législation alors à la pointe du progrès nécessaire dans les pays occidentaux.
[13] Jean Laski ou a Lasco est un Réformateur polonais, disciple d’Érasme et de Zwingli, qui, entre autres, correspondit avec Martin Bucer sur l’Eucharistie, et dressa, à Londres, vers 1550, une Église réformée pour les étrangers.
[14] Pietje Baltus suivit dans l’intercession toute la carrière de son fils spirituel. Elle mourut le 26 mars 1914, à l’âge de 83 ans.
[15] Het Werk des Heiligen Geestes, traduit en anglais et publié avec une introduction de Benjamin B. Warfield (Funk and Wagnalls Company, 1900).
[16] Les trois Formes d’Unité des Églises réformées aux Pays-Bas sont : a) la Confessio Belgica, composée par Guy de Brès, et revue par Saravia, approuvée par le Synode Wallon et Flamand d’Embden, en 1571 (édition française de « Je Sers », 1934, à la suite de « Le Catéchisme de Jean Calvin ») ; b) le Catéchisme de Heidelberg, de 1563 (édition française de « Delachaux et Niestlé », 1963) ; c) les Canons de Dordrecht, de 1618-1619 (publiés en français par « La Revue Réformée »).
[17] Traduction anglaise de l’essentiel (l’introduction et le Volume 11) sous le titre « Principles of Sacred Theology »avec une Introduction de Benjamin B. Warfield (Eerdmans, 1954).
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