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Les évangéliques face à la modernité – Vincent Bru

Dans un article sur l’avenir du protestantisme évangélique en proie à la modernité-post, qui date de juin 2000, Henri Blocher a écrit fort justement ceci ‒ c’est nous qui soulignons, en gras :

« Dans cette situation, se hasardera-t-on à prévoir, le protestantisme évangélique sera durement tenté. La pression de l’environnement social sera si lourde qu’elle le poussera à deux formes d’esquive, également ruineuses : la concession et le repli. Les caractères spécifiques que l’histoire lui reconnaît sont ceux-là mêmes que la modernité-post rejette : la structure d’autorité, une autorité de style paternel exercée par la Parole de commandement et d’instruction ; la centralité de la faute et de son expiation, au cœur du sens biblique de la croix du Christ ; la discipline morale, en particulier sexuelle et matrimoniale. La tentation du compromis sera forte, qui réduirait la pression ou tension par glissement mondanisateur. Et aussi bien, celle du retrait « sectaire » dans la coquille protectrice, qui réduirait la tension par la mise à distance. La vocation, c’est de tenir le cap entre les deux écueils, en ramant à contre-courant… Rappelons-nous que le protestantisme évangélique en a vu d’autres ! »

L’avenir du protestantisme évangélique en France à l’aube du IIIe millénaire, Henri Blocher – La Revue Réformée, n° 208 de 2000.

L’identité évangélique se caractérise par son rapport au Texte Sacré dans la ligne de la Réforme protestante du XVIe siècle. Il n’y a pas d’identité évangélique sans la reconnaissance de l’autorité souveraine de la Parole de Dieu en matière de foi et de vie (Sola et Tota Scriptura). Il suffit de se référer, par exemple aux textes des trois Déclarations de Chicago pour s’en convaincre1.

Chercher à fonder l’identité évangélique en dehors de ce principe premier est illusoire : soit on reste fermement attaché à celui-ci, soit on s’en éloigne, et auquel cas, on devient autre chose. C’est aussi simple que ça !

Le paysage du protestantisme, tout comme celui du christianisme en général, évolue avec le temps. C’est fatal ! Parfois en bien, parfois de façon moins heureuse.

Le principe de la Réformation c’est – ne l’oublions jamais ! – : Ecclesia reformata, semper reformanda, secundum Verbum Dei, autrement dit : « L’Église Réformée, toujours à réformer, selon la Parole de Dieu ! »

Les cinq derniers mots sont essentiels. Sans ces derniers, la formule ne veut plus rien dire du tout. Elle est vide de sens. D’ailleurs le protestantisme libéral n’a de cesse de l’utiliser, mais en omettant toujours la fin de la phrase. Logique !

L’Église n’est pas appelée à se réformer selon les modes, selon les dernières prétendues évolutions sociétales, selon les principes de ce monde (Romains 12.1-2), mais selon la Parole de Dieu. Rien n’est plus clair !

Qu’en est-il aujourd’hui dans le « monde évangélique » ? Quelles évolutions pouvons-nous constater ? Comment la pression de la modernité se fait-elle sentir ici, et comment ces églises résistent-elles, si elles résistent… ?

Bref rappel historique

Je fais partie de la génération des pasteurs qui ont connu la revue ICHTUS, qui réunissait, dans les années 80-90, le fleuron du monde réformé confessant, dont le pasteur Pierre Courthial, et celui du monde évangélique baptiste, dont le professeur Henri Blocher.

Cette revue a vécu, le temps qu’elle a vécu. On y trouvait d’excellents articles, et surtout on n’hésitait pas à aborder les questions qui fâchent, même les plus dérangeantes, les moins politiquement correctes.

J’ai connu aussi les début de la revue Hokhma, plus théologique, plus universitaire : les premiers numéros étaient excellentissimes parfois. Je pense en particulier au numéro 14, avec l’article phare du pasteur Pierre Courthial sur « Le mouvement réformé de reconstruction chrétienne ». D’autres numéros aussi avec les articles de Kenneth Kitchen sur l’historicité de l’Ancien Testament et l’apport de l’archéologie.

Je suis un lecteur assidu de la Revue Réformée, fondée par le pasteur Pierre Marcel, qui est une référence dans le monde réformé confessant francophone.

Je vois fleurir ici ou là des blogs, des sites internet, des pages Facebook, qui me semblent parfois très prometteurs (voir Autres sites), mais qui restent des démarches individuelles avec un impact relativement limité. Je pense aussi à certains mouvements au sein des Églises historiques, comme celui des « Attestants », qui s’efforcent de maintenir la barre dans une direction plus conforme à la foi réformée historique et biblique au sein d’institutions de moins en moins confessantes, de plus en plus libérales… L’impact reste limité. Il est vrai. Mais ne dit-on pas que les petits ruisseaux font les grandes rivières ?

Sur le plan universitaire, il y a trente ans de cela, on parlait de la Faculté de Vaux-sur-Seine pour les évangéliques, et de la Faculté Libre de Théologie Réformée d’Aix-en-Provence pour les réformés confessants, renommée depuis, de façon opportune à mon sens, « Faculté Jean Calvin ». Le choix était limité. Il l’est toujours d’ailleurs, malgré la création d’autres instituts de formation, en Suisse notamment. Je pense par exemple à la Haute École de Théologie.

En face, nous avons toujours les Facultés des grandes Églises historiques : l’Institut Protestant de Théologie à Paris et à Montpellier, qui forme principalement les pasteurs de l’EPUDF, et la Faculté de théologie protestante de Strasbourg. Toutes deux pluralistes.

L’obsession pluraliste

La différence entre les premières et les dernières tient à la question du pluralisme théologique. D’un côté on a la prétention d’enseigner une théologie résolument biblique ‒ ou qui s’efforce, en principe, de l’être ‒, avec une spécificité réformée pour la Faculté Jean Calvin, et de l’autre on admet différents courants théologiques, contradictoires. Rappelons que depuis 1938 ‒ date de la création de l’Église Réformée de France ‒, et selon le fameux préambule à la Déclaration de foi de 1938, l’important n’est pas de s’attacher « à la lettre des formules » des confessions de foi historiques de la Foi chrétienne, mais à l’esprit seulement. Cet attachement à l’esprit des formules théologiques et doctrinales n’engage pas à grand-chose, en réalité. De fait, il existe dans ces facultés autant de théologies différentes que de théologiens : les uns sont Bultmanniens, les autres Tillichiens, d’autres encore sont des adeptes de la théologie du Process, certains se réclament volontiers d’un Wilfred Monod, d’autres d’Auguste Sabatier, d’autres encore de théologiens anglo-saxons ou allemands plus récent. Il y a plusieurs dizaines d’années de cela on trouvait aussi des professeurs qui se réclamaient de la théologie dialectique de Karl Barth. Et si l’on remonte aux années 30, on pouvait même trouver un théologien authentiquement calviniste, surnommé  à l’époque « le dernier des calvinistes », Auguste Lecerf. Lorsque j’étais pasteur à Paris dans les années 2000, je m’étais inscrit en troisième cycle à l’IPT. J’avais alors voulu savoir s’il y avait des calvinistes à la Faculté, parmi les professeurs ou parmi les élèves. Et l’un des professeurs m’avait répondu, non sans humour : « Je n’en connais qu’un seul : c’est vous quand vous venez ! »

Le hiatus, bien évidemment, existe toujours entre d’un côté les « évangéliques » ‒ ou l’ « orthodoxie » doctrinale ‒ et de l’autre les « libéraux », pour reprendre une terminologie du 19e siècle. Ce vocable peut sembler daté, mais il a l’avantage de bien dire ce qu’il veut dire. Donc, je le maintiens, même si je sais bien que la réalité est plus complexe.

Plutôt que de parler de libéralisme, on peut aussi parler de théologie moderne, ou de modernisme théologique. Tout est une question de définition. Le mot libéral ou libéralisme insiste sur la liberté de l’interprète face au texte biblique. Au 19e siècle on opposait volontiers la « religion de l’esprit » ‒ le protestantisme libéral ‒ aux « religions de l’autorité », représentées par la théologie orthodoxe. Libéral s’oppose à orthodoxe. Voilà qui est clair et net. J’aime les choses simples… Elles permettent de ne pas noyer le poisson, comme on dit. Il faut savoir de quoi l’on parle. Il faut que la trompette sonne un son clair. Autrement, dit Saint Paul « qui se préparera au combat  ? » (1 Corinthiens 14.8).

Infléchissements ?

Il me semble constater, ici ou là, dans le milieu anglo-saxon évangélique notamment, mais aussi en francophonie, des infléchissements par rapport aux positions défendues fermement il n’y a pas si longtemps encore2. En particulier sur les questions auxquelles les grandes Églises historiques ont déjà répondu, en prenant plus ou moins de distance avec la théologie des Réformateurs. Je pense par exemple à la question de l’inerrance de l’Écriture, à la christologie et à la sotériologie ‒ la question de la substitution pénale notamment ‒, aux questions ayant trait à l’anthropologie et au rapport homme-femme ‒ complémentarisme ou égalitarisme ? ‒, à l’ecclésiologie aussi, avec notamment la question des ministères, la question du ministère pastoral féminin, et plus récemment aussi la question de la bénédiction des couples homosexuels, auquel l’Église de Rome a d’ailleurs emboité le pas il y a quelques jours dans le document « Fiducia supplicans »3.

Quand j’étais étudiant en théologie, la référence pour les évangéliques francophone sur la question du statut de l’Écriture, c’était le professeur Henri Blocher. J’ai pu suivre, avec bonheur, quelques cours sur l’inerrance, tandis que j’étais étudiant en maîtrise à la Faculté Jean Calvin. C’était clair, précis, sans ambiguïté. Ce même Henri Blocher n’a, par ailleurs, jamais caché ses convictions calvinistes en matière de sotériologie.

Dans le milieu réformé confessant, nous suivions les cours du professeur Paul Wells, qui lui-même se référait aux grands noms de la théologie réformée confessante internationale contemporaine : Auguste Lecerf, Herman Bavinck, Klass Schilder, Benjamin Warfield, Charles Hodge, pour n’en mentionner que quelques-uns.

Il y avait, certes, en face du courant calviniste, dont se réclamaient d’ailleurs aussi certains baptistes, un courant arminien, y compris chez certains réformés pas très confessants… La sotériologie n’a jamais eu de cesse d’opposer ces deux camps depuis le temps de Saint Augustin et de son combat contre Pélage. Nous touchons ici à la question de la grâce et à la participation de l’homme dans l’œuvre de la rédemption : monergisme contre synergisme.

Sur beaucoup d’autres sujets, il y avait une sorte de consensus. La reconnaissance de l’autorité souveraine de la Sainte Écriture conduit nécessairement à cet état de fait. Il ne me semble pas exagéré de parler d’un accord fondamental autour d’un « noyau dur » de la Foi, sur des sujets sur lesquels la Bible se montre suffisamment claire pour imposer cette unanimité. Encore faut-il que l’on soit vraiment disposés à l’écouter et à se laisser réformer par elle.

Qu’en est-il aujourd’hui ? La question mérite d’être posée.

Quand je lis certains articles ou certains livres récents, je m’étonne parfois des motivations de leurs auteurs, pourtant sensés être des « évangéliques », et qui ne semblent plus aussi attachés qu’il fut un temps à ce qui faisait cette unanimité que j’ai évoquée plus haut.

Ces théologiens qui s’autorisent ainsi à sortir des sentiers battus, prétendent le faire en vertu d’une herméneutique dynamique, au nom de laquelle il devient facile de justifier tout et son contraire. Quid alors du Sola Scriptura et du Tota Scriptura ? La pente est glissante.

Soyons honnêtes ! Le risque ici n’est-il pas de faire non plus de l’ex-égèse mais de l’eis-égèse, en plaquant sur le texte de la Bible nos propres convictions, nos présupposés, nos « intuitions personnelles» ‒ le mot à la mode apparemment ‒, afin de mieux faire « passer la pilule », et peut-être aussi afin de paraître plus ouverts, plus inclusifs ‒ un autre mot à la mode… ‒, moins légalistes, moins sectaires, moins fondamentalistes ?

N’y a-t-il pas là, parfois, peut-être, une recherche de respectabilité académique et intellectuelle ? Nager à contre-courant, surtout quand le courant est puissant, cela demande tellement d’énergie, de courage, de persévérance dans la douleur. Se laisser aller dans le courant est tellement plus confortable.

N’y a-t-il pas là aussi, peut-être, un problème plus profond qui a trait à la nature de nos convictions théologiques et doctrinales, de nos convictions religieuses ? L’individualisme et le subjectivisme vont bon train !

Je m’interroge sincèrement, et je m’inquiète pour le monde évangélique. Car qui nous dit que demain, sur des sujets plus importants, nos nouveaux théologiens ne seront pas tentés de proposer, ici aussi, de nouvelles constructions théologiques, de nouvelles interprétations pour remplacer les anciennes, jugées trop difficiles à tenir peut-être, face à la déferlante du modernisme, à la pression du monde moderne ?

Les anciens sentiers

J’aime les anciens sentiers… L’influence de la société ambiante et de ses paradigmes anti-chrétiens n’était pas encore aussi pesante que de nos jours. La théologie évoluait alors dans un climat plus favorable à l’affirmation et au maintient des fondamentaux de la Foi, tant en matière doctrinale qu’éthique. Être attaché à la vérité ne demandait pas autant d’effort.

Aujourd’hui, face au poids de la modernité, ou modernité-post, la balance ne penche plus naturellement du coté de la fidélité à ce qui était communément admis jusqu’à encore récemment. La pression est très forte. Beaucoup de digues lâchent. Il y a des infiltrations un peu partout. Un peu comme lorsque la coque d’un bateau est fissurée par endroits, et que cela laisse l’eau rentrer. Combien de temps avant que le bateau ne chavire ? A moins de colmater les brèches et d’écoper ? Tout est encore possible. Les pentes ne sont-elles pas faites pour être remontées, comme aimait tant à le dire le pasteur Pierre Courthial ?

Certains souhaiteraient pouvoir maintenir l’équilibre dans une sorte de compromis, de voie moyenne, mais est-ce seulement possible et surtout souhaitable ? Les accommodements finissent toujours par faire pencher la balance du mauvais côté, avec le temps. Rechercher le compromis équivaut souvent à céder le terrain à l’adversaire. C’est une forme de lâcheté. Un peu comme sur le champ de bataille, le fait de se replier. Cesser le combat, c’est s’admettre vaincus.

Parfois il vaut mieux revenir purement et simplement à la source. On dit bien que c’est en remontant à la source que l’eau est la plus pure. Il ne s’agit pas, pour autant, de sombrer dans le sectarisme et la crispation identitaire, comme si tout était forcément mieux avant. Il ne s’agit pas d’être réactionnaires, de réagir pour le plaisir de réagir, et de dire non systématiquement à tout. Mais pourquoi ne pas revenir aux anciens sentiers si les nouveaux ne mènent nulle part ? Car si le sel perd sa saveur, à quoi pourra-t-il donc encore servir ? Et : « On n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais on la met sur le chandelier, et elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison. » (Mattieu 5.13ss)

La Gallicana

Face à toutes ces zones d’ombre et d’incertitudes, de compromis et d’accommodements trop faciles, les confessions de foi de la Réforme demeurent d’une étonnante actualité. Contrairement aux modes, ces vieux textes ont cette vertu de s’inscrire dans la longue durée. Il s’agit de rechercher l’unité dans la vérité, par-delà les circonstances. Face à l’individualisme moderne et au relativisme, les confessions de foi jouent un rôle magistériel indispensable, et elles l’assument très bien.

Alors pourquoi ne pas y revenir, purement et simplement ? Revenir à la Gallicana, au Catéchisme de Heidelberg, aux Canons de Dordrecht ? Véritables trésors de la foi réformée. Indépassables.

Je laisse le mot de la fin au pasteur Pierre Courthial :

« S’accorder à la Gallicana, inscrite elle-même dans l’ensemble, un et pluriel, des confessions de Foi de la Réformation et, avec celles-ci, dans la suite reconnue des affirmations des premiers Conciles, c’est non pas se recroqueviller sur sa « petite religion à soi », mais s’ouvrir à la tradition ecclésiale découlant de l’Écriture-parole de Dieu ; c’est s’ouvrir à la Foi catholique attestée par les Pères des premiers Conciles et les confessions de Foi de la Réformation.

C’est la prise de conscience de l’antithèse entre la confession de la Foi et le dogme pluraliste qui a conduit les réformés confessants des Églises réformées et réformées évangéliques à imaginer, puis à établir, la Faculté de théologie réformée d’Aix-en-Provence, d’abord pour glorifier le Dieu trinitaire en suivant sa Parole, ensuite pour travailler au progrès de la Foi réformée, en particulier dans les pays francophones, enfin pour préparer des pasteurs et, s’ils le veulent, des fidèles, joyeux dans la liberté de confesser « la Foi transmise aux saints une fois pour toutes »… »

Pierre Courthial, La Foi Réformée en France.

Pasteur Vincent Bru

  1. 1re Déclaration de Chicago sur l’inerrance biblique (1978)
    2e Déclaration de Chicago sur l’herméneutique biblique (1982)
    3e Déclaration de Chicago sur l’application de l’enseignement biblique (1986). ↩︎
  2. On parlait alors pour désigner le courant évangélique de « fondamentalisme », du fait de sa volonté de maintenir fermement les « fondamentaux » de la Foi, les dogmes essentiels de la Foi biblique et historique. ↩︎
  3. Précisons néanmoins que ce document ne touche pas à la doctrine officielle de l’Eglise de Rome au sujet du mariage, mais a trait à la pastorale et à l’accompagnement des personnes homosexuelles. Pour autant, la route est glissante. ↩︎

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