Bavinck-Dooyeweerd-Kuyper

Le mouvement réformé de reconstruction chrétienne – Partie 4 : Herman Dooyeweerd (1894-1977) – Pierre Courthial

Herman Dooyeweerd [wiki eng]

La photo en couverture représente de droite à gauche les trois principaux acteurs du renouveau calviniste aux Pays-Bas dont l’influence s’est fait sentir partout dans le monde : Abraham Kuyper, le théologien-politicien, Herman Dooyeweerd le philosophe, et Herman Bavinck le systématicien.

Sommaire :

[Ndlr : C’est nous qui soulignons (en gras) ; les titres sont rajoutés par nous]

En 1926, le néerlandais Herman Dooyeweerd (7 oct. 1894-12 févr. 1977), nommé professeur de philosophie du Droit, d’encyclopédie du Droit, et de Droit néerlandais médiéval, à l’Université d’Amsterdam, traitait, dans sa leçon inaugurale de « De betekenis der welsidee voor rechlswetenschap en rechtsphilosophie » (« La signification de l’Idée de Loi pour la science du Droit et la philosophie du Droit »). Avec cette leçon inaugurale magistrale commençait (on ne s’en doutait pas alors ! ) le développement de cette philosophie spécifiquement chrétienne appelée d’abord « philosophie de l’idée cosmonomique » ou « philosophie calviniste » et qui mérite plutôt le nom de « philosophie re-formée ».[18]

Au reste, le nom de Philosophia Reformata est celui que garde encore la revue trimestrielle lancée par Dooyeweerd en 1936 comme organe de la « Société pour une philosophie calviniste » et qui a compté, parmi ses tout premiers collaborateurs, aux côtés de Dooyeweerd et de son beau-frère D.Th. Vollenhoven[19]J. Bohatec, le savant calviniste de Vienne[20] ; H.G. Stoker, un philosophe sud-africain ; et Cornelius Van Til, l’apologète américain qui devait devenir, selon le mot de l’exégète vétéro-testamentaire Meredith Kline[21] « le prince des apologètes au XXe siècle ».[22]

En 1935-1936 paraissait le premier grand ouvrage philosophique de Dooyeweerd : De wijsbegeerte der wetsidee (« La philosophie de l’Idée de Loi ») en 3 volumes. Mais c’est de 1953 à 1958 que parut, en anglais, comme une extension de son premier grand ouvrage et sous le titre A New Critique of Theoretical Thought (« Une nouvelle critique de la pensée théorique ») son opus magnum.[23]

Dès 1954, un Jésuite allemand, Michael J. Marbet, publiait, à Munich, Grundlinien der Kalvinistischen « Philosophie der Gesetzeidee » als christliche Transzendentalphilosophie (« Principes de philosophie calviniste de l’Idée de Loi comme philosophie transcendantale chrétienne »), ouvrage signalant l’importance et la portée œcuménique de la philosophie réformée.

En France, dès avant la seconde guerre mondiale, le dogmaticien Auguste Lecerf avait nommé « les philosophes calvinistes Vollenhoven et Dooyeweerd »[24]Pierre Marcel, qui, un temps, était allé les écouter et les étudier à Amsterdam, a écrit, pour sa licence puis pour son doctorat en théologie, deux thèses considérables consacrées à la pensée philosophique de Dooyeweerd[25]La Revue Réformée, dont Pierre Marcel est le directeur depuis qu’il l’a lancée en 1950, a publié plusieurs articles fondamentaux de Dooyeweerd qui ont l’avantage d’avoir été rédigés en français.[26]

La philosophie re-formée, profondément une par son motif-de-base, chrétien, biblique, et dans son mouvement essentiel, et cependant fort diverse dans ses recherches et ses exposés entrepris par des hommes très différents, a déjà compté et compte plus encore aujourd’hui toute une pléiade de savants.

Aux Pays-Bas d’abord, à côté de Dooyeweerd, nommons encore D.H.Th. Vollenhoven dont la contribution spécifique est dans le champ de l’historiographie de la philosophie. Sa méthode (de Konsekwent probleem-historische methode)[27] renouvelle l’approche et la vision que nous pouvons avoir de l’histoire de la pensée occidentale. Il a publié, par ailleurs, un seul volume de son « Histoire de la philosophie » (Geschiedenis der wiisbegeerte), volume comprenant une « Introduction et une Histoire de la philosophie grecque avant Platon et Aristote » (1950).

Citons aussi S.U. Zuidema[28] ; J.P.A. Mekkes[29] ; K.J. Popma[30]; Hendrik van Riessen, un ingénieur devenu philosophe, dont on peut lire en anglais The Society of the Future[31], et J.D. Dengerink, dont La Revue Réformée a publié plusieurs articles en français.

En Afrique du Sud, et particulièrement à Potchefstroom, il y a H.G. Stoker, déjà nommé, un ancien disciple de Max Scheler « converti » à la philosophie re-formée[32] ; J.A.L. Taljaard, qui a été le premier président de la Société de philosophie d’Afrique du Sud[33] ; et B.J. Van der Walt.[34]

Aux Etats-Unis, la philosophie re-formée suit des routes fort variées. Si Robert D. Knudsen[35] est bien dans la ligne de Dooyeweerd, Cornelius Van Til, déjà nommé, plus proche de H.G. Stoker, développe une « philosophie théologique » pré-suppositionaliste rigoureuse et conquérante[36] tandis que R.J. Rushdoony et Greg L. Bahnsen exposent une pensée théonomique fortement controversée mais, à mes yeux, riche d’avenir[37]. Nommons encore le jeune et brillant Vern S. Poythress, dont l’ouvrage Philosophy, Science and the Sovereignty of God[38] ouvre d’originales perspectives.

Au Canada, autour de l’Institute for Christian Studies, de Toronto, Hendrik Hart, H. Evan Runner et Bernard Zylstra animent une équipe dynamique qui a réjoui le cœur de Dooyeweerd dans les dernières années de sa vie, mais qui a pris parfois, par rapport à l’autorité normative de l’Écriture Sainte, des positions pour le moins aventurées.

Les précursseurs de la philosophie réformée

Trois grandes figures historiques sont à l’arrière-plan de la naissance et du développement de la philosophie re-formée : celles de Saint Augustin, de Calvin et… de Kuyper.

Les précurseurs : Saint Augustin

Nous avons déjà fait mention de Saint Augustin (354-430) pour signaler que c’est lui qui a mis en évidence l’antithèse, l’opposition, entre la Civitas Dei et la Civitas terrena.

Cette antithèse, cette opposition, s’exerce en particulier dans le domaine de la pensée.

Après avoir assumé, sans trop de problèmes d’abord, l‘héritage de Cicéron, dont l’Hortentius lui avait donné de « convoiter avec une fougue incroyable l’immortalité de la sagesse »[39], ensuite celui des philosophes néo-platoniciens qu’il plaçait au-dessus de tous les autres[40], Saint Augustin en vint, au cours du combat des deux Cités au-dedans de lui-même, à re-former profondément sa propre pensée. Ainsi regretta-t-il, comme en témoignent les Rétractations[41]de la fin de sa vie, d’avoir placé en l’intelligence aussi bien qu’en Dieu le bien suprême de l’homme (allusion à son discours, de son temps de catéchumène : Contra Academicos), d’avoir affirmé que les philosophes sans vraie piété avaient pu (ou pourraient) se sauver par la lumière de leur vertu (allusion à son traité De ordine), et d’avoir trop insisté, en plusieurs passages de son De libero arbitrio, sur le rôle de la volonté humaine sans avoir parlé en même temps de la grâce souveraine de Dieu.

Dans A New Critique of Theoretical Thought[42]Dooyeweerd nous apprend que c’est « l’Idée biblico-augustinienne du conflit permanent, à la racine religieuse de l’histoire, entre la Civitas Dei et la Civitas terrena » qui l’a conduit, « dès l’entrée, au long du labyrinthe compliqué de l’histoire de la pensée philosophique ».

Les précurseurs : Jean Calvin

Dans un important passage du même ouvrage[43], Dooyeweerd donne les raisons pour lesquelles une philosophie chrétienne ne peut être développée que dans le sens indiqué et suivi par Jean Calvin (1509-1564).

D’abord, à l’école de l’Écriture Sainte, le Réformateur français rappelle et souligne que la corruption due au péché n’est pas restreinte à une « partie de l’âme » et que l’entendement lui-même, « ce qui est le plus noble et le plus à priser en nos âmes, est non seulement navré et blessé mais totalement corrompu, quelque dignité qui y reluise, en sorte qu’il n’a pas seulement besoin de guérison, mais qu’il faut qu’il vête une nature nouvelle ».

Il faut donc, dit Calvin, un « renouvellement », une « reformation », de la pensée comme de tout notre être (cf. Rm 12.1-2) ; et le Réformateur d’enseigner la nécessité, en priorité, d’une « connaissance de Dieu enracinée au cœur »[44], c’est-à-dire en notre moi, au point de concentration de notre existence tout entière.

Ensuite, par sa maxime Deus legibus solutus est, sed non exlex, signifiant que Dieu, Loi à soi-même, est libre à l’égard des lois auxquelles Il a soumis ses créatures, Calvin, avec un sens bien biblique, chrétien, de la Majesté et de la Souveraineté divines, nous rappelle que Dieu seul est autonome et que toutes ses créatures, jusques et y compris les hommes qu’Il a créés et maintient vraiment libres et responsables, sont et demeurent théonomes[45].

Dansson commentaire du Pentateuque, le Réformateur dit de Dieu Legibus solutus est, quia ipse sibi et omnibus lex est« Iln’est pas soumis aux lois parce qu’Il est Lui-même Loi pour soi et pour toutes choses ».[46]

Premier des philosophes re-formés, Dooyeweerd considère qu’en cela réside « l’alpha et l’oméga de toute philosophie s’efforçant d’adopter, non pas en prétention mais en fait, une position vraiment critique »[47]; d’où l’appellation originelle de « philosophie de l’Idée de Loi » (wetsidee) qu’il donna à la philosophie re-forméeL’Idée de Loi souligne la frontière (non-spatiale et pour les créatures seulement !) entre le Créateur et sa création. Aussi toute pensée philosophique chrétienne va-t-elle pouvoir percevoir et décrire le cosmos, dans sa prodigieuse richesse de sens, comme création de Dieu centrée sur sa racine religieuse nouvelle : Jésus-Christ.

Les précurseurs : Abraham Kuyper

Dans la ligne augustino-calvinienne, Abraham Kuyper – nous l’avons vu – a développé l’Idée de l’antithèse religieuse radicale et totale entre la pensée chrétienne, dans la mesure où elle est fidèle au Christ de l’Écriture et à l’Écriture du Christ, et toute pensée non-chrétienne.

Les conférences données par Kuyper à Princeton en 1898, et publiées sous le titre Lectures on Calvinism,[48] sont significatives par leur seule table des matières :

  • Le calvinisme : une vision de la vie et du monde ;
  • Le calvinisme et la religion ;
  • Le calvinisme et la politique ;
  • Le calvinisme et la science ;
  • Le calvinisme et l’art ;
  • Le calvinisme et le futur.

Dooyeweerd n’a pas manqué de reconnaître sa dette envers Kuyper :

« La philosophie de l’Idée cosmonomique, depuis le commencement de son développement jusqu’à sa première expression systématique dans cet ouvrage (A New Critique) ne peut être comprise que comme un fruit du réveil calviniste aux Pays-Bas à partir des dernières décennies du XIXe siècle, un mouvement qui fut conduit par Abraham Kuyper… Aucun chrétien, s’il prend vraiment à cœur l’universalité du Règne du Christ et la confession centrale de la souveraineté de Dieu, en tant que Créateur, sur l’ensemble du cosmos, ne peut échapper au dilemme que cette philosophie expose… C’est dans un sens universel que nous devons entendre l’Idée kuypérienne de l’antithèse religieuse dans la vie comme dans la pensée… Cette antithèse ne trace pas une ligne de classification des personnes mais une ligne de division, à travers le monde, selon les principes fondamentaux, une ligne de division qui passe au travers de l’existence de chaque chrétien. Cette antithèse n’est pas d’invention humaine, mais elle est une grande bénédiction de Dieu. Par elle, Dieu empêche sa création déchue de périr. Nier cela, c’est renier le Christ et l’œuvre qu’Il poursuit dans le monde ».[49]

L’autonomie de la pensée théorique

Dès son départ, la philosophie re-formée entreprit d’examiner, puis rejeta, le dogme, toujours maintenu jusqu’aujourd’hui dans l’histoire de la pensée occidentale, de la prétendue autonomie de la pensée théorique.

Les diverses critiques de la raison n’ont, en fait, jamais été assez radicales pour oser mettre en question l’axiome ou le postulat de l’autonomie de la pensée philosophique ou scientifique.

Par exemple, ni la Critique de la raison pure, à laquelle Kant travailla de 1770 à 1781, ni La crise des sciences en Europe et la phénoménologie transcendantale, que Husserl publia en 1937, un an avant sa mort, ni la Critique de la raison dialectique qu’inaugura Sartre en 1960, ne touchent au dogme, incontesté et incontestable pour ces philosophes, de l’autonomie de la raison. Husserl, qui avouera ensuite « avoir rêvé un rêve », affirmait avoir proposé « la critique la plus radicale de la connaissance », avoir « fait valoir le droit de la raison autonome à s’imposer comme seule autorité en matière de vérité », s’être « débarrassé de toutes les idoles, des puissances de la tradition, des préjugés de toutes sortes ». Il ne faisait ainsi que manifester, de façon naïve, qu’il recevait, sans aucunement le critiquer, le dogme, traditionnel depuis les merveilleux Grecs, de l’autonomie de la theoria.

Mais – et c’est ce que démontre A New Critique of Theoretical Thought – toute pensée théorique ne peut s’exercer sans être animée, qu’elle le sache ou non, qu’elle le déclare ou non, par un motif-de-base religieux[50] qui relie le « cœur », le « moi », le « je », de celui qui pense, « Cœur » créé par et pour l’Absolu[51]soit au seul vrai et vivant Absolu qui est le Dieu trinitaire Créateur et Sauveur, soit, par une inexplicable et inexcusable apo-stasie, à un relatif absolutisé qui ne peut être – tertium non datur – qu’une partie ou un aspect de la Création.

C’est ce que démontre, une fois pour toutes, Saint Paul :

« La colère de Dieu se révèle du ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes qui retiennent injustement la Vérité captive, car ce qu’on peut connaître de Dieu est manifeste pour eux, car Dieu le leur a manifesté. En effet les (perfections) invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient fort bien depuis la création du monde quand on les considère dans ses ouvrages. Ils sont donc inexcusables puisque connaissant Dieu ils ne l’ont pas glorifié comme Dieu et ne lui ont pas rendu grâces ; mais ils se sont égarés dans de vains raisonnements et leur cœur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres. Se vantant d’être sages ils sont devenus fous ; et ils ont remplacé la gloire du Dieu incorruptible par des images représentant l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et des reptiles. C’est pourquoi Dieu les a livrés à l’impureté, selon les convoitises de leurs cœurs, en sorte qu’ils déshonorent eux-mêmes leurs propres corps, eux qui ont échangé la Vérité de Dieu contre le mensonge et qui ont adoré et servi la créature au lieu du Créateur qui est béni éternellement. Amen. »[52].

Se comprend alors l’exhortation du même Saint Paul aux chrétiens de Colosses :

« Prenez garde que personne ne fasse de vous sa proie par la philosophie et vaine tromperie selon la tradition des hommes, selon les éléments du monde, et non pas selon Christ. »[53]

Étrangement, les théologiens ou philosophes chrétiens, eux-mêmes, depuis les Pères jusqu’aujourd’hui n’ont pas essayé, dès qu’ils parlaient philosophie, de critiquer le dogme reçu de la prétendue autonomie de la raison.

Même le philosophe d’Aix-en-Provence, Maurice Blondel (1861-1949), dans son esquisse d’une « philosophie chrétienne »[54], a voulu accorder et réconcilier la foi avec la raison sans aliéner l’autonomie de celle-ci. En recevant sans examen le dogme intouchable de la prétendue autonomie de la raison, les théologiens ou les philosophes chrétiens ont été conduits, qu’ils en aient eu ou non conscience, à « accommoder » leurs pensées aux motifs-de-base religieux apostats cachés dans les philosophies de leur temps (ou à la mode de leur temps).

Le « point de vue proprement philosophique » n’a ainsi jamais cessé d’être pour eux le point de vue immanentiste et rationaliste imperturbablement maintenu, sous les formes les plus diverses, par la tradition philosophique humaniste. Les théologiens ou les philosophes « chrétiens », opérant des synthèses impossibles entre le motif-de-base chrétien, biblique (création-chute-rédemption) et des motifs-de-base apostats (forme-matière ou nature-liberté) dialectiques et antinomiques, ont été successivement platoniciens, aristotéliciens, cartésiens, kantiens, hégéliens, husserliens, heideggeriens, existentialistes, marxistes, structuralistes, etc…. la Foi chrétienne (au sens de la Fides quae creditur) faisant toujours, plus ou moins, les frais de l’opération.

La philosophie re-formée doit œuvrer – jusqu’en elle-même, jusque chez les théologiens réformés – pour que soient discernées, et combattues, et bannies, ces « accommodations » déformatrices de « la Foi transmise aux saints une fois pour toutes »[55].

En 1932 déjà, dans son Introduction à la dogmatique réformée[56], Auguste Lecerf écrivait :

« La corruption est, extensivement sinon intensivement, totale. Elle s’étend à toutes les facultés humaines. Le péché a son siège non seulement dans le monde des passions sensibles qu’il pervertit et déchaîne, mais aussi dans la volonté qu’il asservit et dans l’entendement qu’il affranchit de la dépendance de son objet réel et du Créateur de l’objet. Il y a un péché de l’intelligence… (Le péché) s’étend plus haut et plus loin que la sensibilité et que la volonté. Il siège au centre même de la conscience intellectuelle de l’homme ».

Et Lecerf d’ajouter cette phrase que je souligne :

« Si la raison était normale, elle consentirait à demeurer raison raisonnée »

Comme l’écrit Dooyeweerd :

« J’ai d’abord été fortement sous l’influence en premier lieu de la philosophie néo-kantienne, ensuite de la phénoménologie de Husserl. Le grand moment-tournant de ma pensée a été la découverte de la racine religieuse de la pensée elle-même. Cette découverte a projeté une lumière nouvelle sur l’impossibilité de toute tentative, y compris la mienne, d’opérer une synthèse interne entre la Foi chrétienne et une philosophie enracinée dans la foi en l’auto-suffisance de la raison humaine. »[57]

C’est l’examen critique de la structure interne de la pensée théorique qui a conduit la philosophie re-formée à rejeter décidément le faux dogme traditionnel selon lequel le point de départ de la pensée se situerait dans la pensée elle-même.

Si les mouvements philosophiques n’avaient pas, cachées sous elle et l’animant, des présuppositions plus profondes que leur theoria,les arguments des meilleurs philosophes convaincraient les autres. Mais, à l’inverse, le débat philosophique se bloque sans cesse parce qu’en raison-même du faux dogme de l’autonomie de la raison, qu’ils reçoivent en commun, les philosophes sont rendus incapables de pénétrer jusqu’aux véritables points de départ, jusqu’aux motifs-de-base religieux, des autres. Ils s’imaginent alors à tort que leurs oppositions fondamentales ne tiennent qu’à des défauts dans l’exercice de la pensée.

En réalité, les oppositions fondamentales, en philosophie comme ailleurs, sont d’origine religieuse selon que l’homme reconnaît sa situation théonomique(de relation au vrai Dieu trinitaire, seul auto-nome, seul Loi-à-soi-même, qui se révèle avec évidence tant dans son œuvre créée, y compris l’homme, que dans sa Parole incarnée et écrite) ou ose prétendre à une impossible situation d’autonomie qui l’oriente vers (et le relie à) l’Idole, le relatif absolutisé, de son choix apostat.

La présupposition qui, seule, rend possible tant la pensée théorique que l’expérience, est la sûreté de la parole du Christ disant : « Le chemin, la vérité et la vie, c’est Moi ! »

S’il était vraiment livré à lui-même – mais par la Providence et le Gouvernement de Dieu, il ne l’est pas -, l’homme apostat, philosophe ou non, serait perdu dans un océan de contingences sans rivages et sans fond. Mais cet homme, en dépit de sa prétention à l’autonomie, se trouve bel et bien situé dans l’univers de Dieu, dans l’univers que Dieu a créé, a placé sous sa Loi, gouverne et maintient, tant et si bien que s’il peut vivre et raisonner – même contre Dieu ! – c’est que le monde et lui-même ne sont pas ce que sa religion apostate lui fait penser, mais ce que la parole de Dieu révèle qu’ils sont.

Chaque fois qu’en homme de pensée, philosophe ou savant, il « explique » ou « découvre » valablement quelque chose, il ne le fait – contrairement à ses fausses présuppositions – que parce qu’il emprunte, inconsciemment et à son « cœur » défendant, la présupposition chrétienne de la Création et de la Providence divines. Et c’est seulement ainsi que l’homme apostat a pu, peut et pourra contribuer au progrès du savoir et de la culture. Malgré ses fausses « religions ». Non pas selon ses motifs-de-base insensés mais malgré eux. Non pas selon ses présuppositions de caractère dialectique et antinomique : « forme-matière », « nature-liberté », « hasard-nécessité », etc., mais parce que, seule, la présupposition chrétienne, biblique, du Dieu trinitaire Créateur et Sauveur est vraiment vraie.

La philosophie re-formée, en se développant, va pouvoir et devoir rendre un service inappréciable à l’indispensable reformation progressive de l’ensemble du savoir théorique, sous l’autorité normative de la Parole de Dieu.

En effet, si chacune des branches du savoir théorique, c’est-à-dire chaque science particulière, a comme objet propre, comme Gegenstand, un des aspects modaux de la réalité créée, avec son noyau-de-sens irréductible et définissant un des cercles-de-lois de la création[58], c’est la philosophie, dont le Gegenstand est toutà la fois la cohérence de sensde toute la réalité créée une et multiple et les inter-relations des divers aspects modaux qui la structurent « légalement », qui peut et doit assumer, à côté et au-dedans des sciences particulières, le rôle critique et positif qu’elle seule est appelée à jouer :

– rôle critique, en s’employant à discerner en toute science particulière, et même dans les sciences spéciales que sont la théologie et l’anthropologie, aussi bien ce qui relève de la présence et des influences, souvent subtiles, de motifs-de-base irrecevables parce qu’apostats, que ce qui relève valablement du motif-de-base chrétien, biblique ;

– rôle positif, en contribuant à la reformation et à l’affinement des concepts, des notions, qu’utilise chaque science et qui ont généralement des sens analogiques, prospectifs ou rétrospectifs, dans les autres sciences ; rôle positif encore, en distribuant et en décrivant systématiquement les sciences particulières selon un ordre logique dépendant de la structure discernable dans la création ; et en caractérisant à part la théologie en tant que science de la Révélation spéciale de Dieu (dans le Christ de l’Écriture dans l’Écriture du Christ) et l’anthropologie en tant que science de l’homme-image de Dieu, à la lumière de cette même Révélation spéciale.


[18] Il existe, en anglais, trois introductions à cette philosophie (traduites du néerlandais ! ) :

  • a) une, très élémentaire, en 70 pages, de J.M. SpierWhat is calvinist philosophy ? (« Qu’est ce que la philosophie calviniste ? »), Eerdmans, 1953 ;
  • b) une, plus développée, en 250 pages, du même Spier, An Introduction to christian philosophy(The Presbyterians and Reformed Publ. Co., 1954) ;
  • c) et surtout, Contours of a christian philosophy,par L. Kalsbeek (Wedge Publ. Foundation, 1975). Signalons, en français, la toute récente thèse de doctorat, soutenue à l’Université de Paris, par Alain Probst : Le problème de la philosophie chrétienne(L’idée de Loi et le problème du point de départ radical dans la philosophie d’Herman Dooyeweerd).

[19] On trouvera une excellente bibliographie de Vollenhoven dans The Idea of a christian Philosophyune suite d’essais en l’honneur de Vollenhoven (Wedge Publ. Foundation, 1973), pp. 215 ss.

[20] Bohatec avait déjà publié son Calvin und das Recht(« Calvin et le Droit ») en 1934.

[21] in The Structure of biblical Authority (Eerdmans, 1972), p. 15.

[22] Van Til avait déjà publié un article sur « The possibility of a calvinist philosophy » dans The Evangelical Quaterly (no 1, de 1934).

[23] 4 volumes édités conjointement par Uitgeverij H.J. Paris, à Amsterdam, et The Presbyterian and Reformed Publ. Co., à Philadelphie aux U.S.A.

[24] Introduction à la dogmatique réformée, second volume, p. 41.

[25] Le criticisme transcendantal de la pensée théorique : Prolégomènes à la philosophie de l’Idée de Loi (1956),et Théorie générale des Cercles de Loi. Introduction à la structure de la réalité temporelle dans le cadre de la philosophie de l’Idée de Loi (1960).

[26] – « La sécularisation de la science », n° 17-18, de 1954 (pp. 138-157) ;

– « Philosophie et théologie », n° 35, de 1958 (pp. 48-60) ;

– « Mouvements progressifs et régressifs dans l’histoire », n° 36, de 1958 (pp. 1-13) ;

– Cinq conférences données à Paris (au Musée Social, en décembre 1957) :

  • 1. La prétendue autonomie de la pensée philosophique.
  • 2. La base religieuse de la philosophie grecque.
  • 3. La base religieuse de la philosophie scolastique.
  • 4. La base religieuse de la philosophie humaniste.
  • 5. La nouvelle tâche d’une philosophie chrétienne, n° 39, de 1959 (pp. 1-6).

[27] Cf. (en anglais) Philosophical Historiography, par R.D. Knudsen, in « The Journal of the American Scientific Affiliation », n° de septembre 1960 ; The Historiography of Philosophy, par H. Van der Laan, in « Vox Reformata », n° de novembre 1977.

[28] Cf. (en anglais) son recueil d’essais « Communication and Confrontation »(Wedge, 1972).

[29] Cf. son étude sur « Le temps », dans Philosophy and Christianity (1965).

[30] Auteur, entre autres, d’une Inleiding in de wijsbegeerte (« Introduction à la philosophie », 1956) et de Evangelie en geschiedenis (« Évangile et histoire », 1972).

[31] Édité par The Presbyterian and Reformed Publ. Co., n.d.

[32] Cf. en anglais, son essai très éclairant sur la théorie de la connaissance, dans l’ouvrage collectif à ne pas manquer, Jerusalem and Athens (Presbyterian and Reformed, 1971), pp. 25-71.

[33] On va publier, cette année, son premier ouvrage en anglais : Polished Lenses : New directions in Christian philosophy.

[34] Il a publié deux ensembles d’études en 1977 : Horizon et Heartbeat. Va paraître prochainement un troisième ensemble : Cosmoscope.

[35] Cf. Reflections on the philosophy of Herman Dooyeweerd, n.d.

[36] Dans son œuvre considérable, cf. : The New Modernism (1946) ; Christianity and Barthianism (1 962) ; The Defense of the Faith (1953) ; A christian theory of Knowledge (1969) ; Common Grace and the Gospel (1972) ; The New Hermenentic (1974).

[37] Parmi les nombreux ouvrages de Rushdoony il faut citer : The Institutes of Biblical Law (The Craig Press, 1973) – plusde 800 pages. De Bahnsen : Theonomy in Christian Ethics (The Craig Press, 1977).

[38] Édité par The Presbyterian and Reformed Publ. Co., 1976.

[39] Cf. Confessions, III, 7

[40] Cf. La Cité de Dieu, VIII, 5-8 et X, 2.

[41] Cf. Retractationum libri duo. Les Rétractations datent de 426-428.

[42] Vol. 1, P. 119.

[43] Vol. 1, pp. 515 ss.

[44] Institution de la Religion chrétienne, 11, 1, 9.

[45] Cf. Institution, 111, XXIII, 2 ; et Deaeterna praedestinatione, Corp. Ref. 36, 361.

[46] Comm. in Mosis libros V, Corp. Ref. 52, 49, 131.

[47] A New Critique, vol. 1, p. 93.

[48] Eerdmans édit. 5e éd. 1961.

[49] A New Critique, vol. 1, pp. 523-534.

[50] Il faut considérer, à la suite de Lactance, dans ses Divinae Instituliones, le sens de religio à partir du verbe re-ligare, et non pas, à la suite de Cicéron, dans son De natura deorum, à partir du verbe re-legere.

[51] Cf. Ecclésiaste 3.11

[52] Romains 1.18-25.

[53] Col. 2.8.

[54] La philosophie et l’esprit chrétien, Tomes 1 et Il (P.U.F. 1944 et 1946).

[55] Cf56 Jude 3.

[56] Tome I, p. 111.

[57] A New Critique, préface, p. V.

[58] Dans un ordre non pas de difficulté mais de complexité croissante, les cercles-de-lois peuvent être désignés comme : numérique, spatial, kinématique, physique, biotique, sensitif, logique, historique, symbolico-linguistique, social, économique, esthétique, juridique, moral et pistique.

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Une réponse à “Le mouvement réformé de reconstruction chrétienne – Partie 4 : Herman Dooyeweerd (1894-1977) – Pierre Courthial”

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