Thomas d'Aquin

Le dogme scriptural chez saint Thomas d’Aquin et chez les Réformateurs : convergences et divergences (Vincent Bru)

Thomas d’Aquin et l’inspiration de la Bible

Thomas d’Aquin (1225-1274), bien que postérieur aux Pères, exprime de manière systématique la doctrine médiévale de l’inspiration, qui demeure en continuité directe avec les Pères et sera ensuite reçue, clarifiée ou critiquée par les Réformateurs.

Voici les principales citations de Thomas d’Aquin sur l’origine divine et l’inerrance des Écritures, avec leur contexte et une brève explication théologique.

1. Dieu est l’auteur des Écritures

« Auctor Sacrae Scripturae est Deus. »
Somme Théologique, I, q.1, a.10, ad 1

« L’auteur de la Sainte Écriture est Dieu. »
Thomas pose ici le principe fondamental : les Écritures ont Dieu pour auteur véritable.
Les hommes (prophètes, apôtres) ne sont pas de simples instruments passifs, mais ils écrivent sous le mouvement de l’Esprit Saint, de sorte que Dieu parle par eux.
C’est une reprise directe de 2 Timothée 3.16 (theopneustos = “inspirée de Dieu”).

2. Les auteurs humains sont des instruments du Saint-Esprit

« L’Esprit Saint a parlé par les auteurs sacrés comme un joueur de harpe par son instrument. »
Commentaire sur les Psaumes, prologue

Image classique chez Thomas : le Saint-Esprit “joue” de l’instrument humain sans détruire sa nature.
C’est la conception instrumentale de l’inspiration :
Dieu est cause première, l’homme cause seconde, pleinement actif mais totalement subordonné à la première.
→ Cette idée sera reprise presque mot pour mot par Calvin (Institutions, I.vii.4).

3. L’Écriture est infaillible car Dieu ne peut mentir

« Quia Spiritus Sanctus est auctor Sacrae Scripturae, impossibile est quod in ea sit aliquid falsum. »
Somme Théologique, I, q.1, a.10, resp.

« Puisque le Saint-Esprit est l’auteur de la Sainte Écriture, il est impossible qu’il s’y trouve quelque chose de faux. »
C’est une formulation explicite de l’inerrance biblique.
Thomas raisonne par la perfection de l’auteur divin : Dieu ne peut ni se tromper ni tromper, donc tout ce qu’il inspire est vrai.

4. Toute l’Écriture est utile, inspirée et normative

« Sacra Scriptura est quasi quaedam scientia divina, quae hominibus traditur per revelationem. »
Somme Théologique, I, q.1, a.2

« La Sainte Écriture est une science divine, transmise aux hommes par révélation. »
L’Écriture est donc une révélation doctrinale complète, orientée vers le salut.
Elle possède une unité de vérité (Dieu en est l’auteur) et une diversité de formes humaines (prophètes, sages, apôtres).

5. Les Évangélistes ont écrit sous l’inspiration du Saint-Esprit

« Les Évangélistes ont écrit sous l’inspiration du Saint-Esprit, de sorte que ce qu’un omet, un autre le rapporte. »
Commentaire sur Matthieu, chap. 1, leçon 1

Thomas explique les différences entre les Évangiles non comme des contradictions, mais comme une complémentarité voulue par l’Esprit.
Chaque auteur humain reçoit une part du dessein divin, mais l’Esprit Saint unifie l’ensemble.

6. L’Écriture interprète l’Écriture, non la raison autonome

« In auctoritatibus Sacrae Scripturae, ratio humana non est judicium, sed instrumentum. »
Commentaire sur les Sentences, I, dist. 1, q. 1, a. 2

« Dans les autorités de la Sainte Écriture, la raison humaine n’est pas juge, mais instrument. »
La raison sert à comprendre la Parole, mais n’en juge pas la vérité :
elle est servante (ancilla), non souveraine.
Thomas prépare ainsi le principe réformé selon lequel l’Écriture s’interprète par elle-même et non par la philosophie.

7. La révélation scripturaire est suffisante pour la foi

« Ad fidem christianam instruendam sufficit doctrina Scripturae Sacrae. »
Somme Théologique, II-II, q.5, a.3

« Pour instruire la foi chrétienne, la doctrine de la Sainte Écriture suffit. »
Thomas affirme ici la suffisance matérielle de l’Écriture : elle contient tout ce qui est nécessaire pour la foi.
(La Réforme reprendra cette idée, en rejetant les traditions humaines comme norme de foi.)

Synthèse doctrinale chez Thomas

ThèmeFormulation thomasienneImplication doctrinale
Auteur divinAuctor Sacrae Scripturae est DeusL’origine divine de la Bible est absolue.
Inspiration instrumentaleL’Esprit Saint agit à travers les auteurs humainsCoopération organique, non dictée mécanique.
InerranceImpossibile est quod in ea sit aliquid falsumLa Bible est sans erreur, car Dieu ne peut mentir.
SuffisanceAd fidem instruendam sufficit ScripturaL’Écriture contient tout ce qui est nécessaire à la foi.
Rôle de la raisonRatio non est judicium, sed instrumentumLa raison sert à comprendre, non à juger la Parole.

En résumé

Pour Thomas d’Aquin :

  • Dieu est l’auteur premier de la Bible.
  • Les écrivains sacrés sont inspirés et dirigés par l’Esprit.
  • Par conséquent, l’Écriture est vraie, infaillible et suffisante.
  • La raison humaine et la tradition ecclésiale servent la Parole, mais ne la fondent pas.

Autrement dit, Thomas anticipe déjà les grands principes que la Réforme reprendra :
l’autorité souveraine de l’Écriture (Sola Scriptura), sa vérité absolue, et sa suffisance pour la foi et le salut.


Le dogme scriptural revu et corrigé par les Réformateurs

Dans les lignes qui suivent, nous nous proposons de montrer comment la Réformation a complété et réinterprété le dogme scriptural, tout en le comparant à la position de saint Thomas d’Aquin.

1. L’autorité de l’Écriture

Saint Thomas d’Aquin :

  • L’Écriture Sainte est inspirée et normative, mais elle s’inscrit dans un cadre plus large où la Tradition et la raison sont également des sources d’autorité.
  • Pour Thomas, l’Écriture et la Tradition se complètent : la théologie doit combiner révélation et philosophie (raison naturelle).
  • Exemple : Dans la Somme théologique (I, q.1, a.10), Thomas explique que la foi chrétienne repose sur la révélation mais que la raison peut aider à comprendre et ordonner cette révélation.

Réformateurs :

  • Principale innovation : Sola Scriptura – seule l’Écriture est la règle ultime de foi et de pratique.
  • La Réformation ne nie pas la Tradition, mais elle subordonne la Tradition à l’Écriture. Toute doctrine doit se vérifier à la lumière de la Bible. La vraie Tradition est celle qui découle directement du Texte biblique. Celle qui s’en écarte peu ou proue doit être rejetée.
  • Exemple : Luther dans Le Petit Catéchisme insiste que la Bible est la norme pour connaître Dieu et la volonté divine.

Convergence :

  • Tous reconnaissent l’inspiration divine et l’autorité de l’Écriture.

Divergence :

  • Thomas valorise la Tradition et la raison comme médiateurs, alors que les Réformateurs limitent fortement ce rôle, mettant la Parole écrite au centre.

2. Fiabilité et inerrance de l’Écriture

Saint Thomas :

  • Thomas affirme que Dieu ne peut se tromper et donc l’Écriture est certaine, mais il distingue entre le sens allégorique, moral, et littéral. Certaines interprétations peuvent varier sans toucher à la vérité divine.

Réformateurs :

  • Accent sur l’inerrance complète (inspiration plénière) : toute Écriture est vraie dans tout ce qu’elle affirme, et elle nous guide sans erreur sur la foi et la vie.
  • Exemple : Calvin dans Institution de la religion chrétienne insiste sur la capacité de la Bible à guider nos prières, nos décisions et notre espérance sans que Dieu ne puisse nous induire en erreur.

Convergence :

  • Reconnaissance d’une origine divine infaillible.

Divergence :

  • Les Réformateurs insistent davantage sur l’application pratique et immédiate à la vie chrétienne et sur la clarté de la Parole.

3. La lecture et l’interprétation

Saint Thomas :

  • L’interprétation nécessite l’autorité de l’Église et l’intelligence philosophique.
  • Le texte biblique peut être lu à différents niveaux : littéral, moral, allégorique, anagogique.

Réformateurs :

  • Chacun a accès à l’Écriture par l’Esprit Saint : interprétation centrée sur le sens clair et immédiat du texte.
  • Rejet de l’exclusivité de l’autorité ecclésiale pour interpréter.

Convergence :

  • Sens multiple possible des textes (même si les Réformateurs sont plus prudents sur les sens trop allégoriques).

Divergence :

  • Les Réformateurs valorisent l’accès individuel à la Parole par la lecture personnelle et la prédication.

4. Application pastorale et théologique

Saint Thomas :

  • La théologie vise à harmoniser foi et raison, à soutenir le dogme et l’enseignement moral dans un cadre intellectuel structuré.

Réformateurs :

  • Théologie centrée sur la Parole pour nourrir la foi, la prière et la vie pratique.
  • Exemple : la persévérance dans la prière (Luc 18), la certitude dans la demande à Dieu (2 Timothée 3.16), l’espérance optimiste dans le peuple du Christ avant son retour.

Convergence :

  • La théologie est fondée sur la révélation divine et vise à édifier la vie chrétienne.

Divergence :

  • Les Réformateurs mettent davantage l’accent sur l’expérience vécue et la confiance dans la Parole, là où Thomas articule davantage un cadre doctrinal et intellectuel.

Conclusion synthétique

  • La Réformation complète le dogme scriptural en centrant toute l’autorité sur la Bible et sur la certitude pratique qu’elle apporte à la vie chrétienne.
  • Les convergences avec Thomas d’Aquin : reconnaissance de l’inspiration divine, valeur de la théologie, fiabilité morale de la Parole.
  • Les divergences : rôle de la Tradition et de la raison, accès individuel à la Bible, insistance sur l’inerrance pratique et l’application immédiate pour la foi et la prière.
  • La Réformation est donc un complément et un recentrage sur la Parole, tandis que Thomas organise la foi dans un système philosophico-théologique plus global.

La clarté de l’Écriture chez les Réformateurs

1. La notion de Clarté de l’Écriture (claritas)

Les Réformateurs ont fortement insisté sur la clarté de la Parole de Dieu, notamment sur les points fondamentaux de la foi : le salut par grâce par la foi en Jésus-Christ, la Trinité, le rôle de la Parole et des sacrements. Cela se traduit par l’affirmation que, pour ces vérités essentielles, tout croyant peut comprendre ce que Dieu veut révéler, même sans formation académique poussée.

  • Jean Calvin insiste : « La lumière de la Parole de Dieu est suffisante pour guider tout homme au salut » (Institution de la religion chrétienne, II.7).
  • Luther rappelle que chacun peut lire et comprendre l’Évangile et la promesse de la grâce, qui sont claires pour le salut et la foi.

Clarification importante : cela ne signifie pas que tout passage de la Bible soit immédiatement compréhensible. Certains textes restent obscurs, nécessitent un enseignement, la lecture des confessions de foi, et l’assistance de l’Esprit Saint.

2. Différence avec Thomas d’Aquin

  • Thomas d’Aquin : pour lui, la lecture de la Bible sans l’Église et la raison philosophique peut conduire à des erreurs. La compréhension claire nécessite l’autorité ecclésiale et la médiation de la théologie scolastique.
  • Réformateurs : tout croyant peut accéder à la clarté des vérités essentielles, mais cela ne dispense pas de la formation théologique pour interpréter correctement les passages difficiles en Église. La clarté est donc fonctionnelle et pratique, non absolue pour tous les détails ou passages obscurs.

3. Rôle des confessions et de la Tradition

Les confessions de foi (Augsbourg, Westminster, Heidelberg…) jouent un rôle clé : elles orientent la lecture de la Bible, permettent de distinguer l’essentiel des détails secondaires et évitent les dérives interprétatives.

  • La Tradition n’est pas l’autorité ultime, mais elle guide et structure la compréhension collective.
  • La lecture personnelle est encouragée comme moyen de grâce, mais la vie ecclésiale, le sermon et le catéchisme restent essentiels pour interpréter correctement la Parole.

4. Sacerdoce universel et pastorat

  • Sacerdoce universel des croyants : chaque chrétien a le droit et le devoir de lire la Bible et de la recevoir par la foi.
  • Pastorat universel : seul l’enseignement régulier et ordonné dans l’Église permet de guider correctement la communauté.
  • Application pratique : la lecture personnelle édifie et nourrit, mais l’interprétation doctrinale correcte en Église nécessite formation et encadrement.

5. Application pastorale

  • La Bible reste le moyen de grâce par excellence : lecture personnelle et méditation sont encouragées pour la sanctification et l’édification quotidienne.
  • La clarté de l’Écriture nous assure que Dieu ne nous induit pas en erreur, et que la prière fondée sur sa Parole est efficace (cf. 2 Timothée 3.16).
  • L’enseignement ecclésial et la formation biblique permettent d’approfondir la compréhension et de protéger contre les erreurs ou les interprétations personnelles extrêmes.

En résumé, la clarité de l’Écriture chez les Réformateurs se situe sur deux axes :

  1. Accessibilité pour le salut et les vérités fondamentales, lisible et compréhensible par tout croyant.
  2. Nécessité de formation et d’encadrement pour les passages difficiles, assurée par le ministère, la prédication et les confessions de foi.

Cette approche est optimiste et pastorale, affirmant la puissance et l’infaillibilité de la Parole de Dieu tout en reconnaissant la place de l’Église et de l’enseignement pour interpréter droitement l’Écriture.

Le rapport entre la foi et la raisn chez les Réformateurs

La relation entre la Bible et la raison chez Martin Luther est complexe et mérite une attention particulière. Luther a exprimé une critique sévère de la raison humaine, notamment dans ses écrits de la fin de sa vie. Il a notamment déclaré :

« La raison est la plus grande putain du diable. »

Cette citation provient de son dernier sermon à Wittenberg en 1546, où il met en garde contre l’usage abusif de la raison dans les affaires spirituelles. Christianity Stack Exchange

1. La critique de la raison par Luther

Luther considérait que la raison humaine, en raison de la chute, était corrompue et souvent en opposition avec la foi chrétienne. Il estimait que la raison, lorsqu’elle cherche à comprendre les mystères divins, peut facilement s’égarer et mener à l’hérésie. Ainsi, il affirmait que la raison devait être subordonnée à la Parole de Dieu et ne devait pas chercher à dominer ou à expliquer les vérités révélées.

2. La position des réformateurs : foi et raison

Malgré cette critique, les réformateurs n’ont pas rejeté la raison dans son ensemble. Ils ont cherché à remettre la raison à sa juste place :

  • Subordination à la Parole : La raison doit être au service de la foi et non l’inverse.
  • Recherche d’intelligence : La foi chrétienne n’est pas irrationnelle. Les croyants sont encouragés à utiliser leur raison pour comprendre et approfondir leur foi.
  • Humilité face aux mystères : Certaines vérités, comme la Trinité, sont au-delà de la pleine compréhension humaine et doivent être acceptées avec humilité.

3. Foi non superstitieuse et irrationnelle

Les réformateurs ont insisté sur le fait que la foi chrétienne n’est ni superstitieuse ni irrationnelle. Elle repose sur la Parole de Dieu, claire et suffisante pour guider les croyants. Toutefois, ils reconnaissaient que certains aspects de la foi échappent à la compréhension humaine complète et doivent être acceptés dans une attitude de foi humble.

4. La lecture de la Bible et le rôle de la raison

La lecture personnelle de la Bible est encouragée, mais elle ne doit pas se faire isolément. Les croyants sont invités à lire les Écritures en communauté, à la lumière de la tradition et de l’enseignement de l’Église. La raison joue un rôle dans l’interprétation des textes, mais elle doit être guidée par la Parole de Dieu et non par des présupposés humains.

5. Conclusion

Chez Luther et les réformateurs, la raison humaine est considérée comme un don de Dieu, mais limitée et corrompue par le péché. Elle doit être subordonnée à la Parole de Dieu et utilisée avec humilité. La foi chrétienne n’est pas irrationnelle : elle cherche à comprendre, mais accepte les mystères divins là où la raison humaine atteint ses limites, comme dans le cas de la Trinité.

En comparaison, Thomas d’Aquin adopte une approche plus rationaliste : il voit la raison humaine comme capable d’atteindre, par la logique et la philosophie, une compréhension profonde de nombreuses vérités de la foi, même celles qui dépassent l’expérience immédiate. Pour lui, la raison et la révélation sont complémentaires et la théologie peut être traitée presque comme une science. Les réformateurs, en revanche, insistent sur la primauté de la Parole de Dieu : la raison est un instrument au service de la foi, jamais au-dessus d’elle.

Cette différence souligne le contraste fondamental : chez les réformateurs, la foi guide la raison et encadre son exercice, tandis que pour Thomas d’Aquin, la raison peut souvent guider la compréhension de la foi.

Après Thomas d’Aquin, certains courants, notamment dans le protestantisme libéral, ont poussé l’usage de la raison au point de remettre en question les vérités fondamentales de la foi, relativisant la Parole de Dieu et interprétant la Bible uniquement à l’aune de critères humains. Thomas d’Aquin, lui, ne se permettait pas cela : pour lui, la raison est un instrument au service de la foi, jamais son maître. Mais le germe de cette dérive se trouve déjà dans l’accent thomiste sur la capacité de la raison autonome : lorsqu’elle est détachée de l’obéissance à la Parole de Dieu, elle peut conduire à réduire la foi à une simple philosophie, perdant ainsi la lumière surnaturelle et la certitude qu’apporte la Révélation.

Commentaires

Laisser un commentaire

En savoir plus sur Foedus

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture