Source iconographique : Le fameuse dispute de Leipzig, entre Martin Luther (1483-1546), le moine en rébellion contre l’Église de Rome, et Jean Von Eck (1486-1543) un éminent docteur en théologie.
J’ai souvent l’occasion de dialoguer avec des chrétiens d’autres confessions que la mienne – romains catholiques et orthodoxes orientaux –, ou de la même confession mais qui appartiennent à d’autres branches du protestantisme, avec des théologies différentes : entre réformés et luthériens par exemple, calvinistes et arminiens, pédobaptistes et anabaptistes, réformés confessants et évangéliques, voire entre protestants classiques et protestants modernes, etc.
Avec le temps, j’ai appris à développer une certaine déontologie, une manière de faire les choses, une façon particulière d’engager et de mener un véritable dialogue, tout en évitant plusieurs écueils :
- L’écueil du relativisme tout d’abord, de loin le plus dangereux. Si l’on est chrétien alors on doit croire que la vérité existe et qu’elle est une, et qu’elle est objective, indépendamment de celui qui la professe. Elle n’est pas seulement subjective. Il n’y a pas plusieurs vérités contradictoires, car la vérité, c’est d’abord ce que Dieu dit. Il en est de la vérité et de l’erreur comme du bien et du mal : le bien c’est ce que Dieu commande et le mal ce qu’il défend ; la vérité, c’est ce que Dieu dit, et l’erreur, c’est ce qui s’oppose à ce qu’il dit. C’est aussi simple que cela. Encore faut-il savoir interpréter droitement la vérité de Dieu et de sa Parole, et ne pas confondre nos pensées avec les siennes. La vocation du théologien, c’est de penser après Dieu les pensées de Dieu. Tout le reste n’a aucun intérêt ! La vérité ce n’est pas ce que pensent ou ce que disent tels ou tels, la vérité, c’est la Parole de Dieu reçue dans la foi. Rien ne saurait être plus important que cela.
- L’écueil de l’orgueil spirituel, lié au fait d’être absolument convaincu d’être dans la vérité, sans jamais émettre le moindre doute là-dessus, comme si nous n’avions absolument rien à apprendre des autres. Cet écueil-là est beaucoup plus subtil, car en général ceux qui pèchent par orgueil ne sont pas disposés à le reconnaître. Ils disent que c’est par amour pour la vérité qu’ils condamnent et qu’ils jugent, et que ce serait même manquer d’amour fraternel que de laisser faire les choses, que de laisser leurs frères égarés – si tant est qu’ils reconnaissent leurs interlocuteurs comme des frères… – dans l’erreur. Pourtant, le péché d’orgueil existe bel et bien, et il peut parfois prendre des atours très subtils, des apparences très trompeuses pour se cacher sous un autre nom. Il nous faut confesser la vérité dans la charité ! Cela n’est pas négociable. Si tu n’aimes pas, mieux vaut te taire ! Le dialogue œcuménique n’est pas fait pour toi. Fais autre chose !
- Le troisième écueil est ce que j’appellerais le manque de psychologie. Il est sans doute lié au deuxième d’ailleurs, car quand on manque d’amour, on manque aussi, souvent, de psychologie. Lorsque je discute avec un frère d’une autre confession que la mienne, ou d’une autre Église, je dois comprendre que cette personne est d’abord un être humain, qui ne pense pas uniquement avec son intelligence, mais aussi avec ses « tripes », avec son cœur, avec ses émotions, avec ses affinités qui peuvent être de plusieurs ordres : familial, ecclésial, professionnel, amical, etc. Nous sommes attachés à nos croyances et à nos pratiques religieuses aussi pour des raisons sentimentales, et il me semble important de tenir compte de cette réalité dans le dialogue entre chrétiens de convictions différentes. Remettre en question une croyance ou une pratique qui est déjà là bien enracinée dans un terreau ecclésial et familial, voire national – la France est un pays à bien des égards catholique –, depuis des générations et des générations, cela ne se fait pas, ne doit pas se faire sans un minimum de tact et de délicatesse. Si nous ne sommes pas capables de ce tact, alors ici aussi, mieux vaut se taire !
- A contrario, un autre écueil est la sensiblerie, le fait de ne jamais vouloir bousculer son interlocuteur dans ses habitudes, dans ses croyances. Alors, on évite les sujets qui fâchent, et on ne parle jamais que de ce qui nous unit, car ce qui nous unit est plus important que ce qui nous sépare, etc. L’intention peut paraître louable, et mieux vaut sans doute cette attitude que l’orgueil spirituel et le manque de psychologie. Mais… Il y a, bel et bien, dans la Bible une exigence de vérité, et parfois, il faut accepter de prendre le risque de blesser l’autre, en l’emmenant à se remettre en cause, et à se poser des questions sur ses propres croyances. Certains changements peuvent être brutaux, là où d’autres peuvent s’opérer en douceur, avec le temps, couches après couches. L’important, c’est de respecter le cheminement de chacun, et de ne pas chercher à trop brusquer les choses. Comme le disait Luther : « Il n’y a pas d’amour pour les idées ! », et : « Car ce n’est pas se conduire en chrétien que de craindre les affirmations », ou encore : « Rejette les affirmations, et tu rejettes le christianisme » ! Autrement dit, l’amour de la vérité passe avant même l’amour pour les personnes, dans l’ordre des priorités. Quand je discute des idées, je discute des idées, pas des personnes. Il faut accepter qu’un débat d’idées puisse être houleux… Mais sans en faire une affaire personnelle. Il faut s’en tenir aux idées, et ne jamais manquer de respect, d’écoute, de compréhension pour les personnes. La distinction me semble essentielle ! Rappelons qu’au Moyen Âge il était courant de pratiquer l’art de la disputation (ou disputatio), à l’université notamment, et que personne n’y trouvait à redire : il s’agissait d’un exercice formel qui consistait à traiter un sujet en exposant d’abord les arguments favorables à la thèse puis les arguments défavorables avant de proposer une détermination. Les discussions théologiques ne sont rien moins que nécessaires dans la recherche de l’expression juste et fidèle de la Foi.
- Un autre écueil que je constate souvent chez certaines personnes c’est ce que je nommerais l’obstination maladroite. Il s’agit ici de convaincre l’autre coûte que coûte, par tous les moyens, même les moins honnêtes… Parfois, un tel se met littéralement à agresser tout un groupe de personnes qui ne pensent pas comme lui, sur un fil Facebook par exemple, sans qu’on ne lui ait rien demandé, et sans que le contexte ne s’y prête. J’insiste sur la notion de contexte. Il y a des moments et des lieux pour la polémique. Comme dit l’Ecclésiaste : « Il y a un temps pour tout sous le soleil… » Il m’arrive souvent de ne pas répondre à certains commentaires sur ma page Facebook, parce que je pressens que la personne derrière ces derniers n’est pas bienveillante, voire qu’elle est psychorigide, et aussi parce que le sujet du post ne s’y prête pas.
- Un dernier écueil, mais il y en a sans doute d’autres, c’est le fait de soupçonner systématiquement que la personne que l’on a en face de soi est de mauvaise foi, autrement dit qu’elle ne croit pas vraiment ce qu’elle dit, qu’elle fait sans doute semblant d’y croire, car si elle était vraiment intellectuellement honnête, alors elle finirait forcément par tomber d’accord avec les arguments adverses. Il faut absolument se défaire de cette attitude soupçonneuse et négative, quand bien même cela peut s’avérer être le cas parfois. Si vous voulez être pris au sérieux alors commencez par prendre au sérieux votre interlocuteur, et laissez-le s’exprimer jusqu’au bout en faisant véritablement un effort de compréhension, plutôt que de lui asséner des vérités toutes faites en présupposant que vous savez déjà ce qu’elle est entrain de vous dire. Dans le dialogue avec les catholiques, notamment, la complexité des arguments est souvent plus importante que ce que l’on croit. Alors il faut entendre la finesse du raisonnement, plutôt que d’imaginer des choses qui ne sont pas, par commodité, ou par paresse. Les a priori ont la vie dure !
J’en viens maintenant à la psychologie de celui qui cherche à convaincre coûte que coûte, quitte à se montrer extrêmement désagréable parfois. J’ai remarqué quelques constantes.
- A les lire, ces personnes donnent vraiment l’impression de s’écouter parler. Elles ne sont pas là pour écouter, pour dialoguer, car dialoguer implique de laisser l’autre s’exprimer, et de chercher à comprendre ses arguments, même sans y adhérer. Écouter n’est pas se compromettre. Écouter ne veut pas forcément dire acquiescer. Écouter, c’est écouter. C’est une manière de prendre l’autre au sérieux, et d’être prêt à se laisser convaincre. Pourquoi pas ?
- Il faut aussi prendre conscience d’une réalité, c’est que quand on cherche à convaincre l’autre à tout prix, on cherche parfois d’abord, ou aussi, à se convaincre soi-même. Quand on est vraiment sûr de soi, à un moment donné, on n’attache plus autant d’importance à convaincre. On se dit que si la personne cherche vraiment la vérité et que la vérité est bien là, alors elle finira aussi tôt ou tard, par être elle-même convaincue. Il faut respecter le chemin de chacun, et savoir aussi s’en remettre à Dieu, car lui seul convainc, en réalité.
- Je constate que dans le dialogue œcuménique ou autre, les arguments sont souvent déjà connus. Les lignes ne bougent pas forcément pour autant. Mais parfois oui. Évidemment chacun pense avoir raison. Personnellement, je ne perds plus mon temps à essayer de convaincre les personnes qui n’expriment nul besoin d’être convaincus… J’attends qu’on me le demande ! C’est autrement plus efficace.
- Je constate en fait que l’on ne parvient en général à convaincre que ceux qui le sont déjà au moins partiellement. Avec certaines personnes mieux vaut ne pas entamer de discussion sur certains sujets. A quoi bon ? Elles vont vous envoyer paitre !
Je pense aussi que nos désaccords, tant qu’il ne portent pas sur des sujets essentiels, sur le noyau dur de la Foi, sur les doctrines fondamentales du christianisme, comme la Trinité, la divinité de Jésus-Christ, le statut de l’Écriture Sainte, Parole de Dieu, ne devraient pas nous empêcher de prier ensemble, ne serait-ce que le Notre Père. Ce n’est pas la même chose d’engager une discussion avec quelqu’un que l’on considère véritablement comme un frère en la foi ‒ même un frère égaré ! ‒ plutôt que comme quelqu’un qui nous est spirituellement étranger, quelqu’un qui serait en dehors de la communion fraternelle chrétienne, en dehors de l’Église du Christ. Ici, dans cet article, j’ai bien parlé du dialogue entre chrétiens, et donc entre frères, enfants du même Père, disciples du même Seigneur et Sauveur, Jésus-Christ.
J’ai parlé ici des conditions subjectives du dialogue, que cela soit avec des chrétiens d’autres confessions, ou au sein de la même confession. Il existe aussi des conditions objectives du dialogue, en particulier avec nos frères catholiques romains, du fait des différences réelles sur des points importants, qui ont parfois trait à notre manière de vivre notre foi au quotidien : culte des saints, mariologie, doctrine des sacrements, ecclésiologie, papauté, etc. Ces conditions objectives sont essentielles à connaître, et elles ont déjà été remarquablement bien exposées par le pasteur Pierre Courthial dans cet article que je partage sur mon blog : En vue du dialogue entre protestants et catholiques romains, dont je vous recommande chaudement la lecture.
Pour cet article, je m’en tiendrais à ce qui est dit ci-dessus. Car sans les bonnes dispositions d’esprit, les conditions objectives du dialogue ne servent pas à grand chose, et peuvent être contre-productives.
Que le Seigneur nous soit en aide dans la recherche commune de la vérité !
Je laisse le mot de la fin à Pierre Courthial :
« Ce qui me paraît caractériser la Réformation pour notre temps,c’est un esprit à la fois fidèle, soumis au Seigneur qui parle dans toute l’Écriture, et ouvert, attentif à tout ce qui se pense, se dit, et se fait dans le monde.
Une orthodoxie fermée, un modernisme infidèle, voilà ce que ne peuvent admettre et pratiquer les disciples de la Réformation. »
Pierre Courthial, Fondements pour l’avenir.
Bien fraternellement !
Pasteur Vincent Bru
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