Tiré de : Pierre Marcel : Face à la critique, Jésus et les Apôtres – Esquisse d’une logique chrétienne, La Revue Réformée (Supplément au N° 147-1986/3), pp. 168s. [Paru aussi aux Editions Labor et Fides]
1. MÉCOMPRÉHENSION DE L’HOMME-MODERNE
Les protagonistes des « nouvelles théologies » rejettent l’autorité du Nouveau Testament dans l’espoir d’apporter à l’homme-moderne un aliment pour sa faim. Mais l’image qu’ils se font de sa « modernité » ne correspond pas à la réalité. Cet homme serait adulte, majeur, scientifique, raisonnable, intelligent, capable d’Amour – avec une majuscule. Techniques à part, en Occident, il n’est rien de tout cela. Le monde moderne, peut-être, serait devenu majeur par l’acte scientifique, mais non l’homme. Bultmann a confondu les deux[1].
Comme celui de toujours, l’homme-moderne est un orgueilleux il croit à la Science et au Déterminisme. Il appartient, disent les sociologues, à la « civilisation des petits scientifiques, technicienne et matérialiste ». Il n’est pas un scientifique, mais un technique, un technicien : c’est très différent; il n’est que farci de pseudo-science(s) et de para-croyances. Il se livre à l’occultisme et à l’astrologie. Les Français fréquentent 50000 cabinets de consultation occulte, y dépensent plus de 3 milliards de francs chaque année, faisant vivre devins, astrologues, voyantes, pythonisses et tireuses de cartes. Selon les statistiques, l’année 1984 leur a été particulièrement fructueuse. Paris compte une tireuse de cartes pour 120 habitants, mais un prêtre pour 5000 et un pasteur pour 50000. On sait le nombre et l’importance des organismes astrologiques et de leurs publications; les prédictions horoscopiques envahissent radio et télévision, journaux et périodiques, même des revues techniques[2]. L’homme-moderne se voue à d’innombrables cultes ; il est joueur et superstitieux.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Que cet homme est ahuri de techniques, démoralisé, traumatisé par la froideur du monde ambiant et son manque de visées métaphysiques et religieuses. « L’homme reste mineur, dit Pierre Barthel, dans l’orientation de sa vie, dans l’unification des divers niveaux de sa prise de conscience »[3]. « Homme majeur ? Je n’aime pas cette formule, s’écriait Karl Barth… Non, nous sommes plutôt des enfants un peu gâtés, jouant, nous ennuyant et nous causant du trouble les uns aux autre[4]. »
L’homme-moderne est pauvre de langage, marqué par le son, l’image et la technologie. On ne peut lui parler familièrement dans sa condition d’aujourd’hui. C’est pourtant l’une des motivations essentielles de cette « nouvelle pensée ». Cet homme souffre de solitude. Il lui manque « quelqu’un » : on lui présente l’Homme noyé dans l’Univers. Il s’y recroqueville. Il est en pleine crise de raison : ultimes conséquences d’un rationalisme périmé. Il se débat sous la férule des idoles contemporaines : on lui offre – hypertrophiée – celle de sa propre idole. Il est inquiet ? Voici, pour tout potage, des questions sans réponses, « l’insomnie de la foi ». Il est en quête d’une autorité; sa dévotion aux pseudo-sciences et aux para-croyances est une déviation de sa quête de Dieu. Le voici promu unique autorité[5].
L’homme-moderne est incapable d’aimer : on lui propose l’Amour comme explication de tout. Un « amour » âprement critiqué par les athées, et que Francis Jeanson appelle « la méthode SATAN », à savoir : « Sanctification Assurée par Thérapeutique Auto-Négatrice. » Un appel purement émotionnel et sentimental. Les pasteurs en milieu ouvrier récusent sa valeur[6]. Cet homme est un esclave, conscient de son propre mensonge ; il a perdu spontanéité et liberté. Une éthique est nécessaire à sa libération. Voici donc la « nouvelle morale » qui va dans le sens de son aliénation. Il souffre du manque de « religion » : voilà la philosophie « a-religieuse ». Il aspire à l’intégration des motifs spirituels dans la culture : qu’il accepte, en attendant, celle de la « culture » dans la foi « chrétienne ». Bergmann nous apporte ici une excellente conclusion :
« Si quelqu’un, dit-il, n’atteint pas l’homme dans sa vraie réalité, c’est bel et bien la théologie moderne. On a l’impression très forte que toute cette affaire est une théologie fabriquée dans le cabinet de travail. En tout cas, malgré une constante référence à l’homme moderne et à ses besoins de comprendre, elle passe à côté de sa situation existentielle, car celle-ci n’est pas de l’ordre de la recherche intellectuelle, mais dans son angoisse et dans sa solitude.
« Là nous rencontrons l’homme de tous les temps, l’homme réel que la Bible connaît bien plus authentiquement que les tenants de la nouvelle théologie[7]. »
2. LA FAILLITE DE LA MÉTHODE
Ainsi, la méthode historico-critique ne rend pas justice à la « foi » qu’elle entend propager. Elle n’apporte aucune explication du monde, de notre existence, de l’expérience humaine en général, ni du phénomène incomparable qu’a été et demeure le Christianisme authentique. Pas un mot sur la réalité de la vie des disciples du Christ, leur régénération, leur conversion, leur témoignage, leurs prières, les grâces reçues, les sacrifices consentis. Elle est inapte à apporter la moindre solution au fait de l’inspiration des Auteurs sacrés et du Christ, qui attestent qu’ils ont été et sont inspirés; à l’existence du Canon dont les écrits sont si différents de ceux des Pères apostoliques et apologètes, et de toute la littérature de l’époque. Sa conception du Nouveau Testament est à l’opposé de celle que le Christ et les Apôtres nous offrent des Écritures de l’Ancien Testament, sans chercher à élucider le « comment » de cette différence. Y aurait-il deux Écritures[8] ?
Incroyable, mais vrai : on offre pour remède à l’homme-moderne ce qu’on croit qu’il est devenu : on se fait le porte-parole de son idéologie et de ses misères. Si le monde est présent dans l’Église, comment l’Église peut-elle être présente au monde ? – Les difficultés de l’homme-moderne à recevoir l’Évangile sont celles de tous les temps. Il y faut la repentance et la foi, par la puissance de l’Esprit Saint. Mais l’Esprit n’a pas de place dans la nouvelle théologie[9] !
Comment expliquer ce remède à rebours ? Comme toujours, les gens d’Église sont en retard. La conception philosophique que l’école historico-critique se fait de l’homme-moderne date des deux derniers siècles. Celle de la science, fondée sur des statistiques de masse, est aujourd’hui récusée par les savants. Quand l’Église adopte un dogme scientifique, c’est qu’il est déjà périmé. Elle pense rassembler les éléments d’une reconstruction pour demain : il s’agit de la démolition d’hier. Lisez côte à côte une Histoire de la Philosophie et une Histoire de la Théologie de ces deux derniers siècles. La « dernière chance du Christianisme » qu’on nous conjure de saisir est la décalcomanie de systèmes éphémères. Nous assistons à un processus accéléré d’évacuation des vérités de demain : car les vérités d’aujourd’hui ? elles ne tiennent plus dix ans[10] !
3. LA RÉDUCTION DE L’ÉVANGILE
Au cours de cette étude, nous avons constaté que c’est à l’intérieur même de l’Église que la méthode critique a déclenché une véritable guerre civile au plan spirituel. Les motifs et les inspirations de cette attaque frontale, avec les moyens considérables mis en œuvre qui font «boule de neige », font apparaître une stratégie visant à tout réduire au dénominateur commun de la raison naturelle. Ce diagnostic n’est pas pessimiste, mais la réalité telle qu’elle est, avec la volonté tenace d’avancer toujours, encore d’un pas, dans le processus de démolition programmé par l’Ennemi spirituel.
Voyons donc les faits tels qu’ils sont.
A) Réduction de Dieu
Voici peu, à la Radio, un jeune pasteur termina sa prédication par ces mots : « Jésus-Christ est venu nous enseigner que l’homme est dieu. »Cette franche et loyale déclaration est le point d’aboutissement des nouvelles théologies et de la méthode critique. Certains, peut-être, objecteront que tout ce qui emprunte ce label ne va pas jusque-là ! Peut-être, mais – nous l’avons vu – il n’y a pas de position moyenne entre l’autorité de Dieu et celle de l’Homme.
Les théologies modernes ignorent le Dieu Créateur. Si Dieu n’est pas le Créateur du Monde, il n’a pas d’autorité sur son Histoire et son Destin. La prière, même celle des Psaumes, est un leurre! Point de Révélation, au sens où la Bible, le Christ et les Apôtres nous la font connaître. Si Dieu n’est pas Créateur, il n’est pas non plus Rédempteur : il n’a rien à nous dire.
Mais la Bible nous présente Dieu comme notre Créateur personnel -non du monde en général seulement -, faute de quoi aucun lien « de création » n’existerait entre lui et moi. Nulle autorité pour maintenir et protéger ma vie : ni commandements, ni ordonnances… Et, de ma part, ni louange, ni actions de grâces. Le message de l’Évangile, des fragments qui en subsistent, s’aligne sur l’homme, et le Créateur sur sa créature. Le dieu devient «ce qu’il y a de plus profond dans l’homme ».
Que nous laissent-elles donc, ces théologies réductionnistes, quand l’« idée » d’une divinité y subsiste encore?
UN DIEU RACORNI !
B) Réduction du Christ
La mise sous silence, la négation de l’idée du Dieu-Créateur conduisent certains à mettre tout l’accent sur le ministère humain de Jésus. Sa naissance? elle est du domaine naturel. Sa filiation divine? Selon H. Zahrnt, elle n’est qu’une expression symbolique pour désigner uniquement une « mission ». « On peut affirmer, dit Bultmann, que dans le Nouveau Testament…, les déclarations sur la nature divine de Jésus-Christ ou sa divinité sont en fait des déclarations qui ne veulent pas exprimer sa nature, mais son importance[11]. » La théo-logie se réduit au seul Jésus, figure de proue du Message. Mais qu’est ce Christ s’il n’est plus Fils de Dieu ? Il cesse d’être Celui des Évangiles pour devenir le «Jésus historique », sérieusement réduit déjà par la critique : la christologie n’est qu’une jésus-logie. A telle enseigne ce fait est bien dissimulé sous le vocabulaire classique – que des théologiens «chrétiens» peuvent se déclarer a-thées ! L’enseignement de ce Jésus est différent de l’Évangile de Dieu : l’élimination de sa transcendance et de son éternité aboutit à une doctrine faussée du monde, dit « matériel », qui nous entoure; des structures naturelles : famille, Église, État, ou sociales; de l’origine de l’homme, de notre personne, de leur avenir. La réduction à « Jésus » est un tragique amoindrissement du « Christ ».
Chez les adeptes convaincus des méthodes critiques, la personne de ce Jésus est disséquée. Comme source de connaissance du Christ, les Évangiles sont « historiquement » inexploitables ! « Nous ne possédons absolument aucun critère formel pour reconstituer ce qui appartient authentiquement à Jésus… (L’authenticité) nous fait complètement faux bond quand nous demandons des caractéristiques formelles sur ce qui appartient authentiquement à Jésus[12]. » « Croire en Jésus, c’est croire comme lui[13]. » Les grands, les hauts faits de sa vie n’existent que verbalement. « Le Christ du kérygme a pour ainsi dire évincé le Jésus historique »[14]. Le message n’est plus que l’offre d’une nouvelle «compréhension de soi-même »[15].
Le « Christ kérygmatique » est exsangue. Nous l’avons vu : proposer d’aimer Jésus est ce qu’il ne faut pas, ce à quoi on doit se refuser, cependant que la prière est désormais impossible : « Comment ? demande le Professeur Herrmann. Prier Jésus, cet homme qui a vécu il y a environ 1900 ans ? Cela serait à peu près comme si je priais ma grand-mère décédée. C’est un culte des ancêtres[16]. »
Que nous lèguent-elles, ces nouvelles théologies réductionnistes ?
UN CHRIST RABOUGRI !
C) Réduction de l’Homme
Selon les hypothèses de l’Évolutionnisme, la négation de la Création, et de chaque homme par Dieu, l’oblige de se référer à une origine animale avec toutes ses conséquences. La privation d’une relation privilégiée avec le Créateur le dépouille de toute éthique de comportement, d’ordonnances de vie, pour le livrer à soi-même… et aux autres. L’Évangile n’impose ni ne propose plus de morale, ni commandement divin, ni « éthique » : l’homme est incapable de savoir ce qu’est le péché, et de reconnaître qu’il est un pécheur. Son éthique sera donc personnelle, de « liberté », axée, quoi qu’il en coûte, sur le développement de sa personnalité. Il est primordial de répondre aux « besoins » des temps nouveaux, à l’évolution de l’opinion publique ! On « se » réalise par le sexe, la drogue, le concubinage, l’infidélité conjugale, l’avortement, l’homosexualité, la pédophilie, la négation de la famille, l’abandon de ses enfants, etc. Comment peut-on nommer ces vices – d’autres encore – quand on sait les jugements que portent sur eux Dieu, les Prophètes, le Christ et les Apôtres! Comment parler de morale nouvelle quand il s’agit de ce que la Bible appelle immoralité, contre quoi elle nous met en garde :
Ayez une bonne conduite au milieu des païens. Vous ne ferez pas ce qui se fait. Ne participe point aux péchés d’autrui; Garde-toi pur pour toi-même[17].
Cette réduction de l’homme suivant l’opinion que chacun se fait de soi-même[18], conduit à la dépréciation de l’autre, selon l’idée « qu’on se fait », et cet autre se voit dépouillé de dignité, de noblesse, en un mot d’humanité.
Pensons alors au dessein de Dieu pour l’Homme, créé à son image, de sa propre race, son enfant d’adoption, appelé à être en Christ une nouvelle création, comblé de bénédictions spirituelles et de grâces, promis à la connaissance du Fils de Dieu, à devenir un homme fait à la stature parfaite du Christ, scellé en Lui par l’Esprit Saint, héritier de Dieu, cohéritier du Christ, choisi par Dieu pour célébrer sa gloire, promis à la résurrection, à être à l’image de l’Homme céleste, associé à son Règne aux siècles des siècles[19]…
Comparons cet homme-là, engagé dans le cycle de l’Évangile de Dieu, à celui qui, aspirant à une nouvelle possibilité d’existence, se réfère au « message moderne », devient son propre centre, s’emprisonne, infatué de lui-même dans le narcissisme, replié sur son Ego !
L’Évangile de Dieu dilate l’homme jusqu’à régner avec le Christ dans la Cité céleste ; le message moderne le réduit, le rapetisse, le vieillit. Qui subsiste-il dans cette anthropologie réductionniste ?
UN HOMME RECROQUEVILLÉ
D) Réduction de la réalité
Un Dieu racorni, un Christ rabougri, un Homme recroquevillé, engendrent
UNE RÉALITÉ RATATINÉE
« Une bonne pluie n’est plus pour nous signe de l’amour de Dieu », note Pierre de BEAUMONT dans son Nouveau Testament (p. 43). Voilà le type des petites phrases assassines «modernes » ; celle-ci dément plus de vingt-cinq textes bibliques attestant que la pluie est une bénédiction divine; elle infère que Dieu a changé; elle réduit le sens de la Nature où nous vivons et du Dieu qui l’anime.
Les nouvelles théologies nous gratifient d’un Univers clos sur lui-même (nous y sommes donc séquestrés), et – de surcroît – muet ; il ne signale rien, il ne reflète rien, il n’est l’écho de rien, il ne rayonne rien; il n’a d’autre sens que celui que « on » lui donne, mais avec quelle conviction? Dieu n’y est nulle part! Bref, les ténèbres…, alors qu’il est tout baigné de lumière.
La Bible mentionne plus de deux cents fois la lumière, le plus souvent en relation avec Dieu. « Dieu est lumière » (1 Jean 1:5). « L’Éternel est drapé de lumière comme d’un manteau (Ps. 104:2)[20].
La lumière réfractée par un prisme de verre, un diamant, des gouttes de rosée, la mince surface d’un coquillage nacré, est diffusée en une suite ininterrompue des couleurs du spectre solaire, l’arc-en-ciel tout entier. C’est l’irisation. Eh bien ! cette irisation est aussi celle que produit notre foi quand elle réfracte la lumière dont Dieu l’inonde et qu’il déverse, à travers elle, sur l’Univers au sein duquel il nous a amoureusement placés. « C’est par sa lumière que nous voyons la lumière » (Ps. 36 : 10). Sa lumière, réfractée dans nos cœurs, nous donne de voir la lumière aux reflets d’arc-en-ciel dont il baigne ce monde qu’il fait nôtre. Notre foi pénètre de plus en plus le sens de ce qui est., Quand nous contemplons la Nature à la lumière de la révélation du Dieu créateur et conservateur de ses œuvres, nous jubilons, comme l’Écriture nous y invite, nous applaudissons, nous exultons! Nous commençons à voir choses et créatures telles qu’elles sont selon Dieu et pour Lui, et pour nous, chargées d’affectivité, de présence, de générosité, d’intelligence, de finalité, non seulement dans leur individualité respective, mais dans l’ensemble harmonieux du Cosmos où chacune a sa place et tient son rôle. La foi colore, interprète, transfigure ce qu’elle voit, quand le rationaliste ou l’incroyant n’y discerne pas même une figure.
« Je suis la Lumière du Monde », proclame le Christ à la Fête des Lumières… Qui me suit aura la lumière de la vie » (Jean 8 : 12). Il reprend à son compte le chant de David : « C’est par ma lumière que vous aurez la lumière» (Ps. 36 : 10). Souvenons-nous de l’œuvre cosmique du Christ : « il est l’image du Dieu invisible, en lui, par lui, pour lui tout a été créé, toutes choses subsistent en lui… » (Col. 1 : 15ss). Ainsi, comme son Père, le Christ est partout présent; c’est par sa lumière réfractée par notre foi que nous voyons sa divine lumière iriser la moindre créature. Ce phénomène que crée notre foi est en même temps sensible, mental, intellectuel, intuitif. Voyez tout ce que l’Écriture nous fait regarder[21], contempler mentalement, avec intelligence et cœur. Ce qui, pour certains est infime, sans valeur ni intérêt, retient notre attention : nous « cristallisons » – comme aimait à dire Stendhal – et tout devient objet d’admiration, sujet de reconnaissance : nous tissons des faisceaux de sens et de valeurs. Nous dotons les objets, les créatures, les êtres… de tous les sens, de tout le sens possibles. Nous faisons parler la Science! Qui prend conscience de soi selon les termes du Psaume 139, qui regarde son conjoint, ses enfants ou parents, ses frères ou sœurs en Christ, ses prochains dans la Cité, sait que Dieu le Père et le Christ leur donnent à chaque minute la vie, le mouvement, l’être et tous les biens ; celui qui répète chaque jour : « Tu m’as tout donné… Tu me donne tout… », celui-là contemple, pense et agit comme personne ne peut le faire sans foi chrétienne. Nos objets familiers évoquent le passé-présent de nos ancêtres dans l’Alliance de Grâce; un repas, la bénédiction de Dieu. Un chrétien lucide ne mange pas, il déguste, il admire les aliments offerts par son incomparable Nature et le travail des hommes. Amicale courtoisie, intimité, un regard, un sourire d’enfant…. Christ est présent; telle est l’irisation, la cristallisation par la foi de la lumière divine. Féerie d’une promenade dans l’esprit du Psaume 65 ou 104, d’Esaïe 40 : 12-31 ! Toutes ces colorations mentales, psychiques, de la vie, de l’amour, de l’esprit, de l’honneur et de la dignité d’autrui, de sa souffrance et de la nôtre… Toute perception devient panorama.
Dieu qui a dit : Que la lumière brille du sein des ténèbres! fait aussi briller sa lumière dans nos cœurs, afin que resplendisse en la personne de Jésus-Christ la connaissance de la gloire de Dieu (2 Cor. 4 : 6).
Oui, le Christ illumine, ensoleille ce qui nous entoure[22]. Notre univers s’ouvre, se déploie, dilaté par la foi.
Sur un petit miroir parabolique convexe, un vaste paysage se reflète : telle est la vision du croyant qui épanouit ce qu’il voit, tout au contraire de l’incroyant qui, dans le miroir concave de son utopie, ne voit qu’une réalité ratatinée. Oui, en la personne du Christ resplendit la connaissance de la gloire de Dieu. Par la foi en Dieu, la vie chrétienne est tout naturellement théocentrique, car Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, est l’Auteur de tout. La présence active du Christ est cosmique, une œuvre à l’accomplissement de laquelle il nous convoque et nous associe. Quelle extension de notre horizon! Unis au Christ, notre foi est d’abord -et bien sûr – christocentriste ; mais, en communion avec le Christ cosmique, notre foi devient cosmocentriste[23]. Je l’ai montré dans Calvin et Copernic[24] : le croyant fidèle, par le ministère de l’Église, de sa prédication et de sa foi, participe au renouvellement du monde.
4. RÉDUCTION…, MAIS EXTENSION DE L’ENNEMI
Un Dieu racorni, un Christ rabougri, un Homme recroquevillé, une Réalité ratatinée!… Mais une réduction allant de pair avec une extension de l’Ennemi. Comment ces deux réalités coexistent-elles donc ?
RÉDUCTION DE L’ENNEMI
Les théologies libérales ou réductionnistes, bien avant de « réduire » Dieu, le Christ, l’Homme et la Réalité, ont un postulat implicite : la personne de Satan, présente dans l’Écriture, n’a aucune réalité existentielle ; elle ne serait que la personnification des inclinations du cœur de l’homme qui n’aurait d’autre adversaire que lui-même. Le Calomniateur, le Diable, n’existe pas. Cette terminologie est mythique et évoque d’antiques croyances populaires aujourd’hui périmées. Il est indigne de l’homme-moderne de croire au Diable ou à Satan. Mais alors, que cet homme-là prenne ses responsabilités.
En effet, le Diable – ou Satan – est nommé trente-sept fois dans le Nouveau Testament[25]. Il n’est guère de doctrine mieux attestée selon l’analogie de la foi. Elle nous informe des intentions, des activités, de la stratégie, de la tactique du Diable, déployées contre nous ici-bas.
Satan s’attaque à nos personnes : il nous tente et nous éprouve comme il le fit de Jésus; il rôde autour de nous; il cherche qui dévorer. Il ôte la Parole semée dans nos cœurs. Il dispense épreuves et tentations : une « écharde » en la chair de l’apôtre Paul; il tient des malades sous sa puissance, prend possession du cœur de Judas, d’Ananias et de Saphira[26].
Notre Adversaire est ici-bas le père du mensonge et de l’incroyance; il sème l’ivraie dans le champ de Dieu, contrecarre l’évangélisation, se déguise en ange de lumière, maquille « les siens » en serviteurs de la justice, tient les païens sous sa puissance, séduit les peuples aux quatre coins de la Terre. Il déchaîne ailleurs sa puissance sur l’empire de la mort[27]. Mais n’oublions pas que la fureur de Satan, de même que celle des hommes, fait la gloire de Dieu (Ps. 76 : 11) : la victoire de Job, celle du Christ au désert, par exemple.
Il est impossible de réduire à une banale « idée » du mal la personnalité de Satan, ses attaques contre nous, le monde, le Christ et contre Dieu, et sa fin finale – car Dieu l’écrasera ! – sans récuser l’enseignement du Christ, des Évangélistes et des Apôtres, dénaturer la perspective de leur combat, réduire à néant leur autorité, la puissance de la Bonne Nouvelle : salut, rédemption, libération, glorification…
Qui niera que notre monde soit en butte à la puissance de l’Adversaire des desseins de Dieu? Jésus nous le révèle : son autorité clôt toute contestation. Quel ordre de mission le Christ glorieux donne-t-il à Paul sur le chemin de Damas ? « Je t’envoie vers les païens, pour leur ouvrir les yeux, afin qu’ils passent des ténèbres à la lumière et de la puissance de Satan à Dieu… » (Actes 26.18). Telle est la visée de l’Évangile de Dieu, du ministère apostolique de l’Église : exorciser des ensorcelés, libérer des endiablés, pour les faire héritiers de Dieu, cohéritiers du Christ.
Nier l’existence et la stratégie de Satan, c’est ne rien comprendre à la marche de notre Histoire, fermer les yeux aux forces qui assaillent les Églises chrétiennes et leurs fidèles, à la nature, à l’importance des moyens qui visent, après Dieu, après le Christ, la réduction de l’Homme et de la Réalité à la puissance des démons. C’est laisser libre cours à la multiplication des « Églises de Satan » et des « Sorcières noires du Diable ».
EXTENSION DE L’ENNEMI
Nier l’existence de Satan et de ses légions, opérer sa « réduction » dans notre esprit, notre doctrine, c’est lui laisser toute liberté d’action, cautionner sa tactique et ses succès. Cet Ennemi, en effet, n’est jamais plus puissant que quand il réussit à faire croire qu’il n’existe pas. A l’inverse du Saint-Esprit, il témoigne de sa non-existence au cœur et à la pensée de l’homme. Satan le sait fort bien : c’est par la tête que le poisson pourrit !
Enfin, on ne peut dissimuler que les forces qui travaillent contre l’Église ne viennent pas seulement du dehors mais aussi du dedans[28]. Ainsi, au fil de la lecture des pages où Jérémie avait écrit les paroles de l’Éternel, le Roi les coupait avec le canif d’un scribe et les jetait au feu dans le brasier. Alors même que Elnathan, Délaja et Guémaria le suppliaient : «Ne brûle pas ce volume ! » le roi ne les écouta pas[29] !
CONCLUSION : SPIRITUALISER L’INTELLIGENCE
Au cours de cette étude, nous avons rencontré opposées l’une à l’autre : une logique profane et une logique chrétienne, comme le sont la sagesse de ce monde et la Sagesse de Dieu. Aussi bien ces deux logiques sont-elles chacune l’expression de ces deux sagesses.
Pour la Révélation biblique, celle-ci est une logique de bon sens ; nous pouvons dire : la logique du bon sens. Celle-là, tout au contraire, se démontre logique de non-sens. Le sens commun, le sens moral, le sentiment, la raison naturelle déclassent et dénaturent la pensée et le comportement.
En découvrant la structure de l’incrédulité[30], avons-nous compris que Dieu nous y révélait aussi la genèse d’une logique de non-sens ? Bien que tous perçoivent distinctement les paroles divines, ce que les uns reçoivent comme sensé est insensé « aux autres… qui ne comprennent rien ». Au crible de leur critique (expression de leur cœur empâté) qu’ils veulent sensée le sens devient non-sens.
Dieu en Esaïe, le Christ dans les synoptiques ne pouvaient mieux nous révéler l’existence et l’activité de cette logique profane, inapte à saisir la profondeur des choses spirituelles, pour qui le sens devient non-sens, de même que l’âpreté de sa lutte contre toute logique spirituelle.
Une logique chrétienne, à coup sûr, est le foyer équilibré de notre réflexion et des actes qu’elle engendre et inspire pour répondre au dessein de Dieu dans notre vie personnelle, familiale, sociale et notre ministère dans l’Église.
L’ambition de ces pages a été de proposer « un guide fléché de la Foi : chemins à suivre, sens interdits à éviter. » Qui s’y engage et persévère sera émerveillé de la confirmation, de la renaissance de sa foi, des richesses jusqu’alors méconnues :
- – une conscience libérée,
- – une personnalité unifiée,
- – une activité affermie,
- – une affectivité affinée, un cœur qui bat dans un Univers dilaté !
La lumière du Soleil ne révèle son existence que dans une rencontre. Présents dans la nuit interstellaire, ses rayons sont invisibles hors de l’orbite terrestre. Mais, au contact de notre Terre qui les accueille, nos yeux les perçoivent tels qu’ils sont : lumière éblouissante du Soleil.
Ainsi, la lumière du Christ, qui éclaire tout homme, n’est que ténèbres là où nulle rencontre n’est authentique ou possible. Mais au contact d’un cœur qui l’accueille avec foi, le Christ est perçu et reçu tel qu’il est : le Soleil de Justice qui porte la santé dans ses rayons, illumine les yeux de notre cœur pour que nous puissions connaître et bénir le Dieu et Père qui nous comble en Christ de toutes sortes de bénédictions spirituelles afin que nous servions à célébrer sa gloire[31].
« LA FOI EST UNE RÉSURRECTION SPIRITUELLE DE L’ÂME,
ET, PAR MANIÈRE DE DIRE,
ELLE BAILLE UNE ÂME A L’ÂME,
AFIN QU’ELLE VIVE A DIEU[32]. »
[1] P. Barthel, « Le Concept de Modernité », Études théologiques et religieuses, 41 (1966 : 2), pp. 86s.
[2] Cf. M. Gauquelin, Planète, n° 26, 1966.
[3] Op. cit., p. 86.
[4] Entretien avec F. Klopfenstein, pour ses 80ans à la Radio-Suisse, mai, 1966.
[5] Cf. l’étude de J. A. B. Holland, «The Debate about Honest to God», Scottish Journal of Theology, 17 (1964:3) pp. 259, 275.
[6] F. Jeanson, La Foi d’un Incroyant, p. 135. – P. FOUCHIER, De l’Église du Christ à la place publique (Paris : Les Bergers et les Mages, 1967).
[7] Op. cit., p. 74.
[8] Cf. P. Marcel, « Christ expliquant les Écritures, La Revue Réformée, Tome IX, N° 36 (1958 : 4), pp. 14-45.
[9] Cf. P. Marcel, « Quant l’Esprit n’est plus là », La Revue Réformée, Tome XVII (1966:2).
[10] Voir à ce sujet l’analyse lucide d’O. Guinness, The Gravedigger File : Papers on the subversion of the Modern Church (Downers Grove : IVP, 1983).
[11] Cité par Bergmann, Op. cit., p. 84.
[12] Kasemann, cité par Bergmann, Op. cit., p. 116.
[13] Fuchs, Ibid., p. 62.
[14] Ebeling, Ibid., p. 56.
[15] Bultmann, Ibid., p. 51.
[16] W. Herrmann, théologien libéral, professeur à Berlin au début du siècle, fut l’un des maîtres de Karl Barth.
[17] 1 Pierre 2:12 ; Lévitique 18:3, 25, 28 ; 1 Timothée 5:22. Le Docteur André Schlemmer m’écrivait le 13 mars 1967 : « De n’être plus un être créé et religieux, l’être humain est devenu un être rationnel, puis économique, puis volontaire, puis tribal-érotique (infantile), de Descartes à Marx, puis à Nietzsche, puis à Frazer, puis à Freud, chacun démolissant le précédent, d’ailleurs valablement ; et finalement, il n’est plus rien, privé de signification et de destinée. »
[18] En France, en 1983 : 120000 suicides ou tentatives de suicide ; soit 330 par jour !
[19] Act. 17:29 ; 2 Cor. 5:17 ; Éph. 4:13 et 1:3-14 ; 1 Cor. 15:49 ; Apoc. 20:6 ; etc.
[20] Nous ne sommes pas assez attentifs à ces petites phrases. La lumière parcourt 300000 kilomètres à la seconde, une distance que nous sommes incapables de nous représenter : plus de sept fois le tour de la Terre dépasse l’imagination ! Si la lumière est le manteau de Dieu, c’est qu’il s’y révèle présent. Dès le lever du jour, il est à mes côtés, là ; il m’entoure et par-derrière et par-devant. La lumière me signifie sa présence immédiate pour qui la distance n’est rien. De même quand je me baigne ou me lave les mains, je sais que l’Esprit Saint nettoie, purifie mon cœur et ma pensée comme cette eau les souillures de mon corps.
[21] Veuillez vous reporter à une Concordance. Cf. ci-dessus, note 1 du 1er Chapitre.
[22] Cf. et relire Institution de la Religion chrétienne, I, XIV, 21, la conclusion de Calvin sur « Le Dieu Créateur », les chapitres XVI et XVII sur « La Providence de Dieu » et la foi en la providence ; et aussi au Livre III, le ch. X : « Comment il faut user de la vie présente et de ses aides. »
[23] Selon l’heureuse expression de Raymond Ruyer, L’art d’être toujours content (Paris, Fayard, 1978). Je suis son débiteur quant à l’« allure » du présent paragraphe.
[24] La Revue Réformée, T. 31 (1980), pp. 99-105.
[25] Dans 18 de ses Livres, soit les deux tiers, y compris les quatre évangiles ; 10 fois par le Christ, 2 fois par les Évangélistes, 13 fois dans les Épîtres pauliniennes, 12 fois ailleurs. Le livre de C. S. Lewis, Tactique du Diable (Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1943) est du plus vifintérêt.
[26] Les cotes bibliques de ces textes sont répertoriées dans une Concordance aux mots Diable et Satan.
[27] Jude 9 ; Job 1 et 2 ; Zacharie 31.
[28] M. Griffiths, Église de Jésus-Christ, lève-toi pour la mission, Op. cit., p. 131.
[29] Jérémie 36:10-11 et 22-25.
[30] Cf. ci-dessus, pp. 140-142 et Esaïe 6:10 ; Matthieu 13:13 ; Marc 4:12 ; Luc 8:10.
[31] Jean 1:9 ; Mal. 4:2 ; Éph. 1:8, 3 ; relire les versets 3 à 14.
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