Cet article retrace l’histoire du dogme controversé de Marie co-rédemptrice, depuis les Pères de l’Église jusqu’au pape actuel. Il montre comment cette idée, issue de la piété médiévale, a été rejetée par la Réforme protestante et, plus récemment, par le Vatican, au profit d’un recentrage sur le Christ seul Rédempteur (Solus Christus). Un exposé théologique, historique et biblique, accessible et rigoureux.
Introduction
La figure de Marie occupe une place unique dans la foi chrétienne. Vénérée comme la mère du Seigneur, modèle d’obéissance et de foi, elle incarne l’humilité de la créature qui se soumet au dessein divin : « Voici la servante du Seigneur » (Luc 1.38). Cependant, au fil des siècles, certains courants de la tradition catholique ont peu à peu développé une théologie de Marie dépassant la simple vénération pour lui attribuer un rôle actif dans l’économie du salut. De ce mouvement est née la notion de Marie co-rédemptrice, selon laquelle la Vierge aurait coopéré d’une manière singulière, voire causale, à la rédemption du genre humain en s’unissant aux souffrances du Christ pour le salut du monde.
Cette idée, bien qu’ancrée dans une piété sincère, a soulevé de vives controverses. Pour les Églises issues de la Réforme, elle heurte le cœur même de la foi biblique : le salut appartient à Dieu seul, accompli une fois pour toutes par l’œuvre rédemptrice du Christ (Actes 4.12 ; 1 Timothée 2.5). Attribuer à Marie un rôle rédempteur, fût-il subordonné, revient à affaiblir le fondement de la grâce souveraine et à mettre en péril la confession du Solus Christus. Même au sein de l’Église catholique, le magistère n’a jamais défini ce titre comme un dogme ; plusieurs papes, dont François, l’ont explicitement rejeté au nom de la clarté christologique.
L’enjeu est donc double : biblique, parce qu’il touche à l’unicité du médiateur entre Dieu et les hommes ; ecclésiologique, parce qu’il met en lumière la frontière entre vénération légitime et dérive idolâtrique. Comprendre comment ce titre est apparu, comment il a été interprété puis contesté, permet de mesurer la tension constante entre dévotion mariale et confession du Christ seul Sauveur.
L’étude qui suit retrace ainsi l’évolution historique du concept :
- Chez les Pères de l’Église, où Marie est exaltée comme Nouvelle Ève mais jamais rédemptrice.
- Au Moyen Âge, où la réflexion théologique sur sa coopération au salut se développe, sans jamais franchir le seuil dogmatique.
- À l’époque moderne et contemporaine, où la piété populaire exalte la co-rédemption, avant que le magistère romain n’en rejette la définition officielle.
- Enfin, l’article présentera les prises de position des Réformateurs et des théologiens protestants modernes, rappelant que la véritable dévotion à Marie consiste non à la placer aux côtés du Christ, mais à suivre son exemple de foi soumise au Christ seul.
Pour comprendre la genèse du titre de Marie co-rédemptrice, il faut revenir aux sources mêmes de la foi chrétienne. Les premiers siècles du christianisme, marqués par la formation du canon biblique et la consolidation des grands dogmes, ont aussi été une période d’intense réflexion sur le rôle de Marie dans l’histoire du salut. Les Pères de l’Église, tout en exaltant la virginité et l’obéissance de la Mère du Seigneur, se sont montrés attentifs à préserver l’unicité de l’action salvatrice du Christ. Leur langage, profondément scripturaire, ne laisse place à aucune confusion : si Marie a cru, si elle a donné chair au Verbe de Dieu, c’est toujours comme servante et non comme co-auteure du salut.
Avant d’examiner les développements médiévaux et modernes qui conduiront à l’émergence du terme co-rédemptrice, il est donc essentiel de voir comment les Pères ont compris la relation entre la foi de Marie et l’œuvre rédemptrice du Christ. Leur témoignage, unanime sur la centralité du Sauveur, constitue le premier rempart contre toute dérive ultérieure.
I. Les Pères de l’Église : Marie, servante du Rédempteur unique
Les premiers siècles du christianisme ont été décisifs pour la formulation de la foi. Tandis que l’Église définissait la divinité du Christ et le mystère de l’Incarnation, elle a également réfléchi au rôle de Marie dans ce dessein divin. Dès le IIᵉ siècle, des voix s’élèvent pour reconnaître en elle la nouvelle Ève, figure de l’obéissance qui répond à la désobéissance de la première femme. Cependant, pour les Pères, cette comparaison n’a jamais signifié que Marie serait co-auteure du salut : elle est l’instrument de Dieu, non la cause de la rédemption.
Saint Irénée de Lyon, l’un des plus anciens témoins de cette tradition, écrit :
« Ce n’est pas Ève qui a fait la vie, mais Marie, par son obéissance, a été pour elle et pour tout le genre humain cause de salut, non par elle-même, mais parce qu’elle a coopéré au dessein de Dieu. »
(Contre les hérésies, V, 19,1)
Irénée emploie ici le terme de « cause » dans le sens d’instrument, non de source du salut. Marie coopère parce qu’elle croit, non parce qu’elle agit à la manière du Christ. Le salut reste entièrement l’œuvre de Dieu, accomplie dans le Fils incarné.
Quelques décennies plus tard, Tertullien rappelle avec force cette exclusivité divine :
« Dieu seul peut remettre les péchés. [… ] Le Fils de Dieu est venu pour effacer les péchés du monde, non pour être aidé dans cette œuvre. »
(Contre Marcion, II, 28)
La rédemption est un acte solitaire de Dieu : aucune créature ne saurait y collaborer de manière causale. Même Marie, bien que bénie entre toutes les femmes, reste l’humble servante du Seigneur.
Le grand exégète Origène abonde dans le même sens :
« Si Marie a entendu : “Tu enfanteras un fils”, ce n’est pas pour être la mère d’un Dieu qui aurait besoin d’elle, mais pour être servante du dessein de salut. »
(Homélies sur Luc, 6,7)
Le rôle de Marie est de consentir, non de produire. Elle n’est pas rédemptrice, mais croyante exemplaire : la première à accueillir le Rédempteur dans la foi.
Cette distinction, profondément ancrée dans la tradition, demeure chez les grands docteurs du IVᵉ et du Ve siècle. Athanase d’Alexandrie proclame :
« Le Verbe s’est fait homme afin de nous racheter. C’est Lui seul qui a souffert pour nous. »
(De l’Incarnation du Verbe de Dieu, §7)
La confession d’Athanase est claire : celui qui a souffert seul a racheté seul. Aucun ange, aucun saint, pas même Marie, ne participe à cet acte unique.
Basile de Césarée enfonce le clou :
« C’est par le sang du Christ seul que nous sommes rachetés. Quiconque ajoute un autre médiateur détruit la foi. »
(Homélies sur le psaume 49, 3)
Le mot « seul » revient sans cesse dans le langage des Pères. La théologie primitive est résolument christocentrique : un seul Seigneur, un seul Sauveur, un seul Médiateur.
Jean Chrysostome, prêcheur infatigable d’Antioche puis de Constantinople, l’affirme avec vigueur :
« La croix du Christ a tout accompli. Nous ne devons rien à personne d’autre. »
(Homélie sur la première épître aux Corinthiens, 24,2)
Dans ce cadre, Marie est vénérée non pour un rôle rédempteur, mais pour sa foi et son obéissance. Elle se tient au pied de la croix, non comme co-sauveteur, mais comme croyante souffrante, témoin de la grâce.
Les Pères latins poursuivent la même ligne. Ambroise de Milan écrit :
« C’est le Christ seul qui a souffert pour tous ; aucun autre n’a participé à la rédemption. »
(Exposition sur l’Évangile selon Luc, X, 132)
Et Augustin d’Hippone, qui structure la théologie occidentale, résume magistralement :
« Il n’y a qu’un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme. [… ] Si Marie a été bienheureuse, c’est pour avoir cru, non pour avoir engendré. »
(Sermon 25 sur le Symbole, §5)
Cette parole d’Augustin ferme la porte à toute future spéculation. Le titre de Marie repose sur sa foi, non sur une fonction salvifique. Si elle est bénie entre les femmes, c’est parce qu’elle a cru en la parole du Seigneur (Luc 1.45), et non parce qu’elle aurait contribué au rachat du monde.
Enfin, Léon le Grand, pape et docteur de l’Église, conclut cette tradition patristique :
« Ce n’est pas la nature humaine d’un autre homme, mais celle du Christ seul, qui a pu nous rendre libres. »
(Sermon 21 sur la Nativité, 2)
La rédemption est accomplie dans la chair du Verbe incarné, non dans la maternité de Marie. Elle est la porte par laquelle le Sauveur est entré, non la main qui sauve.
Ainsi, dans toute la période patristique, on ne trouve aucune trace d’une théologie de la co-rédemption. Marie est honorée comme Theotokos, Mère de Dieu selon la chair, mais le salut est attribué exclusivement au Christ, « Fils unique du Père, qui a souffert sous Ponce Pilate ». Les Pères, en affirmant la pleine divinité et l’œuvre unique du Fils, ont en même temps préservé la place juste de Marie : celle de la croyante parfaite, mais non de la rédemptrice.
II. Le Moyen Âge : de la servante à la « coopératrice » du salut
Au sortir de l’époque patristique, la piété chrétienne entre dans une nouvelle phase. Le Moyen Âge voit s’épanouir une profonde dévotion envers Marie, nourrie par la liturgie, la poésie, l’art et la contemplation monastique. Cependant, cette piété, d’abord purement spirituelle, tend peu à peu à dépasser le cadre biblique : à la Mère du Seigneur on attribue non seulement l’intercession, mais une forme de « participation » à l’œuvre rédemptrice. C’est à cette époque que germe l’idée — encore imprécise — d’une coopératrice du salut.
Les grands théologiens médiévaux, fidèles à la tradition des Pères, distinguent soigneusement la cause unique du salut — le Christ — de la coopération de foi de Marie. Mais la ferveur populaire, souvent plus émotive que doctrinale, prépare le terrain aux exagérations ultérieures.
1. Saint Anselme de Cantorbéry († 1109)
Père de la scolastique, Anselme magnifie la pureté de Marie tout en maintenant une claire hiérarchie : elle n’est qu’un instrument choisi, non la source du salut.
« C’est par la Vierge très pure que Dieu s’est fait homme pour que l’homme fût sauvé ; mais le salut vient de Celui qui est né d’elle, non d’elle-même. »
(De conceptu virginali et de originali peccato, ch. 18)
Dans cette phrase limpide, tout est dit : Marie participe par sa maternité, non par une action rédemptrice. Elle offre au Verbe une chair humaine, mais n’ajoute rien à la valeur salvifique de son sacrifice.
2. Saint Bernard de Clairvaux († 1153)
Le grand abbé cistercien, docteur de la piété mariale, reste pourtant méfiant envers toute innovation doctrinale. Lorsque certains de ses contemporains veulent instituer de nouvelles fêtes ou doctrines mariales, Bernard réagit fermement :
« Avons-nous la prétention d’être plus pieux que les Pères ? Ce serait une présomption dangereuse d’établir ce dont ils ont eu la prudence de ne pas parler. »
(Lettre 174 aux chanoines de Lyon)
Bernard appelle à la sobriété : il invite les fidèles à contempler Marie comme celle qui conduit au Christ, non comme celle qui rachète avec lui.
« Marie ne nous sauve pas, mais nous conduit au Sauveur. Qu’elle nous montre Jésus, fruit béni de son sein. »
(Homélies sur les Gloires de la Vierge Mère, Hom. II, 17)
Ainsi, même le plus grand des mystiques mariaux du XIIᵉ siècle refuse de franchir la limite : Marie n’est pas rédemptrice, elle est guide vers le Rédempteur.
3. Pierre Lombard († 1160)
Son œuvre, Les Sentences, devient la base de tout enseignement théologique universitaire. Il ne mentionne jamais Marie dans un rôle de médiation salvifique.
« Le Christ est le seul médiateur, parce qu’il est à la fois Dieu et homme, réconciliant les deux natures. »
(Sentences, III, dist. 19, chap. 1)
Pierre Lombard fixe la norme : un seul médiateur. C’est cette ligne que Thomas d’Aquin et Bonaventure suivront fidèlement.
4. Saint Thomas d’Aquin († 1274)
Théologien du réalisme théologique, Thomas distingue les degrés de causalité dans l’économie du salut. Marie, selon lui, a coopéré « par disposition », c’est-à-dire par son assentiment de foi, non par efficience.
« La bienheureuse Vierge a coopéré à la rédemption quant à la disposition, non quant à l’efficience. »
(Somme théologique, III, q. 30, a. 1, ad 1um)
Et il précise encore :
« Le Christ seul est la cause universelle de la rédemption ; les autres ne sont que ministres ou instruments. »
(Somme théologique, III, q. 48, a. 6)
Chez Thomas, la distinction est nette : la Vierge ne « sauve » pas, mais croit et obéit. Elle coopère par sa foi, non par un mérite intrinsèque. Cette doctrine maintient la centralité absolue du Christ.
5. Saint Bonaventure († 1274)
Contemporain de Thomas, Bonaventure développe une théologie plus affective : il contemple la compassion de Marie au pied de la croix. Cependant, sa théologie demeure rigoureusement orthodoxe.
« Marie a souffert avec son Fils ; mais celui qui a été crucifié seul a effacé nos péchés. »
(Commentaire des Sentences, III, dist. 3, art. 1, q. 2)
La souffrance de Marie est réelle, sa compassion exemplaire, mais la vertu salvatrice appartient uniquement à la croix du Christ.
6. Jean Duns Scot († 1308)
C’est avec Duns Scot que le vocabulaire de la coopération prend une tournure plus théologique. Défenseur de l’Immaculée Conception, il parle de la participation de Marie à la rédemption, mais reste clair sur la distinction de rôles.
« De manière convenable, il a voulu que la Mère du Rédempteur fût associée à la rédemption, non comme cause efficiente, mais comme cause dispositive et coopératrice par son consentement. »
(Ordinatio, III, d. 3, q. 1)
Scot introduit le vocabulaire de la coopératrice, mais la subordination demeure explicite. Pour lui, Marie n’est pas co-rédemptrice mais collaboratrice obéissante.
7. Bilan de la théologie médiévale
De saint Anselme à Duns Scot, les grands docteurs conservent la fidélité au principe patristique : le Christ seul opère le salut, et toute participation humaine est une simple coopération de foi. Les distinctions entre cause efficiente et cause dispositive, ou entre rédemption objective et participation subjective, visaient précisément à éviter toute confusion.
Cependant, au XIVᵉ et au XVe siècle, la ferveur populaire — notamment franciscaine — tend à transformer cette coopération spirituelle en association mystique. Les prédications évoquent alors Marie « souffrant avec son Fils pour le salut du monde ». Le terme corredemptrix commence à apparaître, non dans les traités théologiques, mais dans les sermons et les prières. Le glissement est amorcé : de la servante obéissante à la « co-rédemptrice » compatissante.
Cette évolution n’est pas le fruit d’un enseignement officiel de l’Église, mais celui de la piété dévotionnelle. Les grands docteurs n’ont jamais franchi cette ligne. Tous maintiennent que le Christ, seul médiateur, seul Rédempteur, a accompli entièrement l’œuvre du salut. La Vierge Marie, quant à elle, reste le plus parfait exemple de l’homme sauvé par grâce — non la collaboratrice qui rachète le monde.
III. De la piété baroque au magistère contemporain : l’essor puis le rejet du titre de « co-rédemptrice »
Au tournant du XVe siècle, la ferveur mariale de l’Occident atteint un sommet. Dans les sermons, les hymnes et la prière populaire, Marie est exaltée comme la Mère souffrante unie à la Passion du Christ. La dévotion se fait de plus en plus affective : on contemple la douleur maternelle au pied de la croix, on médite sur les « sept douleurs de Marie », on célèbre sa compassion. C’est dans ce climat émotionnel, davantage spirituel que doctrinal, que naît le terme corredemptrix, littéralement « co-rédemptrice ».
1. Les débuts du langage de la « co-rédemption »
Le premier théologien connu à employer le concept est le franciscain Bernardin de Sienne († 1444) . Dans ses sermons populaires, il présente Marie comme associée à l’offrande du Christ :
« Marie a offert son Fils pour le salut du monde, et, autant qu’il dépendait d’elle, elle a immolé son Fils à Dieu. C’est pourquoi on peut dire qu’elle a coopéré à notre rédemption. »
(Sermons marials, XX, 67)
Le ton est dévotionnel, non dogmatique. Bernardin parle de coopération morale, non d’action salvifique parallèle. Pourtant, cette image de la Mère qui “offre son Fils” s’imposera durablement dans la spiritualité populaire.
Au siècle suivant, le jésuite espagnol François Suárez († 1617) donne à cette idée un cadre théologique. Dans ses Disputations sur les mystères de la vie du Christ, il écrit :
« La Bienheureuse Vierge peut être dite co-rédemptrice, non par égalité, mais par subordination : elle a offert le Rédempteur et a souffert avec Lui. »
(De mysteriis vitae Christi, disp. 22, sect. 2)
Suárez cherche à préserver la subordination de Marie au Christ, mais en employant le terme corédemptrice, il ouvre la voie à des interprétations dangereuses. Car le mot suggère une double causalité dans la rédemption, ce que ni l’Écriture ni la tradition patristique n’ont jamais enseigné.
Ainsi, entre le XVe et le XVIIe siècle, le vocabulaire de la co-rédemption s’enracine dans la piété populaire et les écrits mystiques, sans être jamais proclamé par l’Église. Les conciles médiévaux et post-tridentins ne l’évoquent pas. Le Concile de Trente (1545–1563) , pourtant prolixe sur la justification et la grâce, ne mentionne pas une seule fois un rôle rédempteur de Marie.
2. L’apogée dévotionnelle du XIXᵉ siècle
Le XIXᵉ siècle, marqué par les grandes définitions mariales de l’Immaculée Conception (Pie IX, 1854) et de l’Assomption (Pie XII, 1950) , voit se multiplier les expressions exaltant la « médiation maternelle » de Marie. Les mouvements marials, les apparitions et les congrégations missionnaires popularisent des formules de plus en plus hardies, parlant de « Mère du Rédempteur » et parfois de « corédemptrice du monde ».
Pourtant, les papes demeurent prudents. Pie IX, dans Ineffabilis Deus (1854) , célèbre la sainteté de Marie, mais ne lui attribue aucun rôle rédempteur :
« Dieu l’a unie d’un lien indissoluble à son Fils, et l’a rendue, avec Lui, l’ennemie du serpent. »
Le langage reste symbolique et typologique. De même, Pie X, dans Ad diem illum (1904) , s’approche d’une formulation mystique, sans franchir le seuil dogmatique :
« Marie a souffert avec son Fils et, presque mourant avec Lui, a renoncé à ses droits maternels sur son Fils pour le salut des hommes. »
Ici encore, la participation de Marie est décrite comme une souffrance partagée, non comme une coopération causale à la rédemption.
3. Le XXᵉ siècle : débats, prudence et recentrage christologique
Au XXᵉ siècle, plusieurs courants de théologiens et de fidèles demandent au pape la proclamation d’un « quatrième dogme marial », celui de Marie Médiatrice de toutes grâces et Co-rédemptrice. Ces pétitions, notamment autour de 1920 et 1940, rencontrent une ferme résistance du Saint-Siège.
Pie XII, dans son encyclique Mystici Corporis (1943) , emploie un langage élevé à propos de la compassion de Marie :
« Marie, en souffrant avec son Fils, a mérité de devenir la Mère de tous les rachetés. »
(§110)
Mais il s’abstient soigneusement d’utiliser le mot corédemptrice. Son refus d’introduire un nouveau dogme, malgré les pressions de certains milieux dévots, marque un tournant décisif. L’Église catholique choisit de freiner la mariologie excessive au profit d’un recentrage sur le Christ.
Ce recentrage sera pleinement confirmé par le Concile Vatican II (1962–1965) . Dans la constitution Lumen Gentium, le chapitre VIII sur Marie contient les formulations les plus claires du magistère moderne :
« Le Christ est l’unique Médiateur. » (§60)
« Cette maternité de Marie dans l’ordre de la grâce dépend entièrement du Christ et tire toute sa vertu de Lui. » (§62)
Par ces deux affirmations, Vatican II ferme définitivement la porte à toute interprétation co-rédemptrice : Marie n’est pas une seconde source du salut, mais une croyante élevée à la grâce par l’unique Sauveur.
4. L’époque contemporaine : clarification et refus définitif du titre
Les papes récents ont confirmé cette orientation. Jean-Paul II, dans son magistère, a parfois parlé de la « collaboration singulière de Marie à l’œuvre de la rédemption », mais il n’a jamais employé ni soutenu le terme co-rédemptrice au sens dogmatique.
Joseph Ratzinger (Benoît XVI) a exprimé une position théologique nette :
« La formule “co-rédemptrice” est trop éloignée du langage de l’Écriture et de la patristique. Elle provoque des malentendus : on croit qu’elle met Marie sur le même plan que le Christ. Elle doit donc être abandonnée. »
(La Fille de Sion, trad. Fr., Paris, Mame, 2004, p. 70)
Enfin, le pape François, lors de son audience générale du 24 mars 2021, a dissipé toute ambiguïté :
« Le Christ est l’unique Rédempteur. Il n’y a pas de co-rédempteurs avec le Christ. Elle était disciple et Mère : il n’y a pas de corédemptrice avec Lui. »
(Catéchèse officielle, Vatican.va)
Par ces paroles, le magistère contemporain met un terme définitif aux velléités de dogmatisation du titre co-rédemptrice. La doctrine catholique revient ainsi, paradoxalement, à la position des Pères : Marie est la première rachetée, non la rédemptrice.
IV. La Réforme : le retour au Christ seul, unique Rédempteur et Médiateur
La Réforme du XVIᵉ siècle surgit dans un contexte où la dévotion mariale, en Occident, avait atteint des sommets inégalés. Les fidèles invoquaient la Vierge dans toutes leurs prières, les confréries mariales fleurissaient, et la théologie populaire, souvent éloignée de la rigueur des grands docteurs médiévaux, présentait Marie comme la Médiatrice de toutes grâces et, parfois, comme Co-rédemptrice du monde. Les Réformateurs, en redécouvrant la centralité de l’Écriture et de la grâce, ont dénoncé cette dérive comme l’un des symptômes les plus graves de l’éloignement de l’Évangile.
Leur rejet de la co-rédemption mariale n’était pas une attaque contre la personne de Marie, mais une défense de la gloire du Christ. Ils ne voulaient pas rabaisser Marie, mais empêcher qu’on élève une créature au rang du Créateur. En cela, ils ont voulu ramener l’Église à la confession primitive : un seul Seigneur, un seul Sauveur, un seul Médiateur entre Dieu et les hommes.
1. Martin Luther : Marie, modèle de foi, non source de salut
Luther, ancien moine et homme profondément marial dans sa piété personnelle, reste respectueux envers la Mère du Seigneur. Dans son Sermon sur le Magnificat (1521), il la célèbre comme « la plus noble des femmes », « pleine de grâce » et « Mère de Dieu ». Mais il refuse catégoriquement de lui attribuer la moindre fonction salvifique :
« Marie ne sauve personne. Le salut vient du Christ seul. »
(Sermon sur le Magnificat, 1521)
Et encore :
« Marie ne veut pas qu’on la fasse une idole, mais qu’on regarde au Christ à travers elle. »
(Œuvres complètes, WA 10/3, 278)
Pour Luther, Marie est le miroir de la grâce, non sa dispensatrice. Son humilité consiste justement à ne rien retenir pour elle, mais à renvoyer toute gloire à son Fils : « Mon âme exalte le Seigneur. » La vraie dévotion à Marie est donc, pour Luther, christocentrique : contempler en elle la puissance de la grâce divine, non la supplier comme une seconde rédemptrice.
2. Jean Calvin : la défense jalouse de la gloire du Christ
Calvin, plus rigoureux encore, voit dans les exagérations mariales de son temps une atteinte directe à la majesté du Christ. Sa pensée est animée par une conviction constante : toute gloire retirée au Fils de Dieu est une offense à Dieu lui-même.
Dans l’Institution de la religion chrétienne, il écrit :
« C’est une abominable blasphémie de vouloir attribuer à la Vierge la charge de nous racheter. »
(Institution, II.14.4)
Et dans son Commentaire sur Luc 1.28, il précise :
« Marie ne peut rien sans son Fils ; ce serait lui ôter l’honneur de la rédemption que de la faire coopératrice de son œuvre. »
Pour Calvin, Marie est bienheureuse, non pour sa dignité maternelle, mais pour sa foi :
« Marie est bienheureuse non pour avoir engendré, mais pour avoir cru. »
(Sermon sur Luc 1.42)
Ainsi, Calvin retrouve la ligne d’Augustin : la grandeur de Marie vient de sa foi en la promesse, non d’un rôle actif dans le salut.
3. Ulrich Zwingli : Marie, la servante du Seigneur
Le réformateur de Zurich partage le même respect et la même fermeté :
« Marie a été la servante du Seigneur, non la rédemptrice du monde. »
(De vera et falsa religione commentarius, 1525)
Zwingli, lui aussi, refuse le culte rendu à Marie sous des titres qu’aucune Écriture n’atteste. Pour lui, la vraie vénération consiste à imiter sa foi, non à la prier.
4. Les confessions réformées : la foi de l’Église confessante
Les confessions de foi issues de la Réforme résument cette théologie en formules nettes et solennelles.
La Confession helvétique postérieure (1566) déclare :
« Nous croyons et enseignons que Jésus-Christ est l’unique Rédempteur et Sauveur du monde, et qu’il n’y a besoin d’aucun autre médiateur. » (art. 5)
Le Catéchisme de Heidelberg (1563) exprime la même vérité avec une clarté admirable :
« Ceux qui cherchent leur salut auprès des saints, en eux-mêmes ou ailleurs, renient l’unique Sauveur Jésus-Christ. Ceux qui le reçoivent avec une vraie foi doivent avoir en Lui seul tout ce qui est nécessaire à leur salut. »
(Question 30)
Ces textes ne visent pas seulement le culte marial, mais toute forme de piété qui détourne la foi du Christ vivant pour la placer dans les créatures. Pour les Réformateurs, Marie elle-même n’aurait jamais voulu être priée : elle s’est appelée « servante du Seigneur » (Luc 1.38), non « Mère du salut ».
5. Une convergence doctrinale avec le magistère moderne
Fait remarquable : ce que les papes modernes ont affirmé, souvent après des siècles de confusion, rejoint largement ce que Luther et Calvin avaient proclamé dès le XVIᵉ siècle. Lorsque Benoît XVI écrit :
« La formule “co-rédemptrice” s’éloigne du langage de l’Écriture et des Pères ; elle doit donc être abandonnée »
(La Fille de Sion, p. 70),
Il reprend, sans le dire, la position essentielle de la Réforme : la médiation du Christ est unique, parfaite, suffisante.
De même, quand le pape François déclare en 2021 :
« Le Christ est l’unique Rédempteur. Il n’y a pas de co-rédempteurs avec le Christ »,
Il reformule ce que les Réformateurs appelaient le Solus Christus — « le Christ seul ».
Ainsi, après des siècles de débats, l’Église catholique elle-même semble reconnaître que toute tentative d’ajouter un co-sauveur, fût-ce Marie, conduit à obscurcir le cœur de l’Évangile.
6. Le message de la Réforme pour aujourd’hui
La parole des Réformateurs demeure d’une actualité brûlante. Dans un monde religieux où la tentation de la médiation humaine ressurgit sans cesse, leur appel retentit : Christ seul suffit. Il n’a pas besoin d’aide, ni de substitut, ni d’intercesseur parallèle. La croix du Calvaire n’a pas été portée à deux, mais à un seul : « Lui seul a porté nos péchés en son corps sur le bois » (1 Pierre 2.24).
Honorer Marie, selon la perspective réformée, consiste donc à la replacer à sa juste place : celle de la première des croyantes, de la première sauvée, de la femme qui a reçu tout de la grâce. Sa grandeur n’est pas dans la co-rédemption, mais dans la foi en son Rédempteur.
« Mon esprit se réjouit en Dieu, mon Sauveur » (Luc 1.47).
Ces mots du Magnificat expriment la vérité ultime : Marie elle-même confesse qu’elle a besoin du salut. Par cette confession, elle se tient avec nous au pied de la croix, regardant vers celui qui l’a sauvée — le Christ, seul Rédempteur et Seigneur.
Bilan historique
| Période | Attitude envers la « co-rédemption » | Position dominante |
|---|---|---|
| IIᵉ–Ve s. | Inconnue, voire impossible | Christ seul Sauveur |
| XIᵉ–XIVᵉ s. | Coopération morale, non causale | Servante et croyante |
| XVe–XVIIᵉ s. | Dévotion populaire, emploi symbolique du terme | Compassion mariale |
| XIXᵉ–XXᵉ s. | Tentatives de dogmatisation | Refus magistériel |
| Vatican II–XXIe s. | Rejet explicite du titre | Christ seul Rédempteur |
La longue histoire du concept de Marie co-rédemptrice révèle ainsi un double mouvement : une montée dévotionnelle née de la piété affective médiévale, puis un retour doctrinal à la vérité scripturaire de l’unique Rédempteur. Ce retour à la simplicité de la foi des Pères montre que, lorsque l’Église se recentre sur la croix du Christ, elle retrouve la juste place de Marie : celle de la première des rachetés, non de la seconde rédemptrice.
Conclusion : Marie, première des rachetés, non co-rédemptrice
L’histoire du titre de Marie co-rédemptrice illustre l’un des drames spirituels de la chrétienté : celui d’une piété sincère devenue, par excès d’amour, une source de confusion doctrinale. En cherchant à magnifier la Mère du Seigneur, certains ont peu à peu déplacé le centre de la foi — du Christ vers celle qui lui donna naissance. Ce glissement, né d’une dévotion affective et amplifié par la ferveur baroque, a conduit à attribuer à Marie un rôle qui, selon l’Écriture et les Pères, ne revient qu’à Dieu seul : celui de racheter le monde.
Les Pères de l’Église, d’Irénée à Augustin, ont unanimement confessé que le salut vient exclusivement du Christ : « Il n’y a qu’un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme » (1 Timothée 2.5). Marie y apparaît comme la croyante parfaite, l’image de l’Église dans sa foi et son obéissance, mais jamais comme une rédemptrice.
Le Moyen Âge a approfondi cette intuition, parlant d’une coopération de foi et d’amour, non d’une co-causalité dans le salut. Thomas d’Aquin, Bonaventure et Duns Scot, malgré leurs sensibilités différentes, ont tous maintenu cette distinction : le Christ seul agit efficacement dans la rédemption ; Marie y consent et y adhère dans la foi.
La période moderne et contemporaine a vu s’épanouir une dévotion mariale touchante, mais souvent théologiquement maladroite. Le mot co-rédemptrice, apparu dans les sermons franciscains et repris par quelques théologiens jésuites, a voulu exprimer la compassion de Marie au pied de la croix — non son rôle causal dans le salut. Cependant, à mesure que le langage se durcissait, l’Église officielle s’est montrée de plus en plus prudente. Le Concile Vatican II, reprenant la théologie des Pères, a clairement enseigné que le Christ est l’unique Médiateur et Sauveur, et que toute grâce reçue par Marie découle de Lui seul. Les papes modernes, de Pie XII à François, ont explicitement refusé la définition d’un dogme de la co-rédemption.
Ainsi, malgré les excès dévotionnels, la foi de l’Église demeure, au fond, fidèle à la confession apostolique : le salut vient de Dieu seul. Marie n’est pas co-rédemptrice, mais première des rachetés, celle en qui la grâce du Christ a triomphé dès l’Incarnation. Elle n’est pas la source, mais le miroir de la rédemption. En elle, l’humanité apparaît telle que la grâce la recrée : humble, obéissante, croyante.
Pour les chrétiens de la Réforme, cette clarification résonne comme une confirmation tardive de ce qu’ils proclament depuis le XVIᵉ siècle : Solus Christus. En rappelant que Marie a besoin, comme tout croyant, du salut du Christ, l’Église retrouve le cœur de l’Évangile : « Car c’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi, et cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu » (Éphésiens 2.8).
Honorer Marie, dès lors, ne consiste pas à la placer aux côtés du Rédempteur, mais à imiter sa foi en Lui. C’est en suivant son exemple de soumission et de confiance que le croyant glorifie le Christ, l’unique Sauveur. Marie conduit au Christ, elle n’y ajoute rien. Elle se tient, non sur la croix, mais au pied de la croix — la première disciple du Crucifié, la première à dire : « Mon âme exalte le Seigneur, et mon esprit se réjouit en Dieu, mon Sauveur » (Luc 1.46-47).

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