Vincent Bru, 19 décembre 2025
Note liminaire
Le livre de Sébastien Fath, Le nouveau pouvoir évangélique, paraîtra le 16 janvier.
La présente analyse et recension reposent exclusivement sur les informations publiques déjà disponibles à ce jour (présentations éditoriales, entretiens, communications de l’auteur, éléments de presse). Elles proposent une première lecture théologique réformée des axes annoncés de l’ouvrage. Une recension complète et définitive sera proposée après la publication et la lecture intégrale du livre.
Voir de-même : Les évangéliques face à la modernité
Dans les lignes qui suivent je vous propose une recension analytique structurée de Le nouveau pouvoir évangélique (Sébastien Fath, Grasset, 16 janvier 2026), ainsi qu’une analyse critique établie sur une perspective théologique réformée et une évaluation des forces et des faiblesses du courant évangélique.
Le livre de Sébastien Fath analyse la montée en puissance des évangéliques en France et dans le monde, de leurs origines (Voltaire) à leur impact politique actuel (influence sur Trump), en passant par leur croissance démographique (1,1 million en France) et leur « stars », révélant une révolution chrétienne et sociétale, avec une approche rigoureuse et sans sensationnalisme.
Principaux axes abordés dans l’ouvrage, selon la description de Grasset, l’éditeur :
- Un phénomène en croissance : Les évangéliques sont devenus une force majeure, passant de 50 000 en France en 1950 à plus d’un million aujourd’hui, avec une forte implantation et une visibilité accrue (célébrités, médias).
- Origines et histoire : L’auteur retrace leur histoire, depuis les découvertes de Voltaire jusqu’à leur développement aux États-Unis, où ils influencent la politique.
- Puissance et influence : Il examine leur pouvoir, non seulement religieux, mais aussi moral, politique et financier, et leur rôle dans l’électorat américain.
- Diversité et réalité : Fath souligne que l’« Église évangélique » n’est pas un bloc monolithique, mais un ensemble hétérogène d’églises, missions et dénominations, souvent marqué par l’immigration.
- Impact sociétal : Le livre traite de cette transformation du christianisme et de son impact sur nos sociétés, loin des clichés sensationnalistes, avec des exemples concrets (Olivier Giroud, Kendji Girac).
En résumé, le livre explore qui sont ces évangéliques, d’où ils viennent, ce qu’ils veulent, et analyse leur montée en puissance comme un « nouveau pouvoir » mondial, particulièrement en France.
Recension générale du livre
Auteur
Sébastien Fath est historien du protestantisme et chercheur au CNRS (GSRL). Il a écrit de nombreux ouvrages sur les protestantismes contemporains, ce qui confère à ce livre un cadre académique et rigoureux1.
Objet et problématique
Le livre propose une analyse historique et sociologique du phénomène évangélique, c’est-à-dire d’un courant protestant moderne vivant, public et croissant en France et dans le monde. Il répond à des questions telles que :
- Qui sont les évangéliques ?
- D’où viennent-ils ?
- Quels sont leurs modes d’expression, leurs pratiques, leur influence ?
Approche
L’ouvrage s’appuie sur :
- Une histoire longue du Protestantisme évangélique, depuis son émergence jusqu’à ses développements récents (notamment aux États-Unis et en France) ;
- Des repères sociologiques : pratiques cultuelles, sociabilité, militantisme, culture urbaine, visibilité publique. Fath dépasse la simple description pour interroger le sens politique et social de ce courant (« nouveau pouvoir ») et son impact sur la société.
Présentation factuelle des principaux axes
L’émergence historique du courant évangélique
L’auteur retrace l’histoire du mouvement évangélique sur le temps long. Il évoque les premières perceptions européennes de ce courant, notamment à partir de Voltaire, puis décrit son développement dans le monde anglo-saxon, en particulier aux États-Unis. Cette mise en perspective historique permet de comprendre comment l’évangélisme s’est constitué comme une branche spécifique du protestantisme.
La diffusion mondiale du mouvement évangélique
Le livre présente l’expansion internationale des évangéliques à partir du XXᵉ siècle. L’auteur décrit leur implantation en Amérique latine, en Afrique, en Asie et en Europe, en soulignant leur capacité d’adaptation aux contextes culturels locaux. Cette diffusion est présentée comme un phénomène global, structuré par des réseaux transnationaux.
La croissance démographique en France
Un axe important de l’ouvrage concerne la situation française. Sébastien Fath décrit l’évolution numérique des évangéliques, passés d’environ 50 000 fidèles au milieu du XXᵉ siècle à plus d’un million aujourd’hui. Il met en évidence la diversité des Églises évangéliques et leur forte présence dans les zones urbaines et périurbaines.
Le rôle des réseaux issus de l’immigration
L’auteur accorde une attention particulière aux Églises évangéliques issues de l’immigration, notamment africaine. Il décrit le brassage culturel, la recomposition des identités religieuses et le rôle structurant de ces communautés dans la dynamique évangélique contemporaine en France.
L’influence politique et le rapport au pouvoir
Le livre examine le rapport des évangéliques au politique. L’auteur évoque leur influence croissante dans certains contextes nationaux, en particulier aux États-Unis, notamment lors de l’élection de Donald Trump. Il analyse les formes d’engagement public et les interactions entre religion et politique.
La visibilité médiatique et culturelle
Sébastien Fath décrit la présence des évangéliques dans l’espace public et médiatique. Il mentionne des figures issues du monde du sport, de la musique ou du divertissement, ainsi que des pasteurs et leaders religieux devenus visibles dans les médias. Cette visibilité est présentée comme un facteur de reconnaissance sociale du mouvement.
Les leaders, pasteurs et entrepreneurs religieux
L’ouvrage aborde le rôle central des pasteurs et des leaders évangéliques. L’auteur décrit leurs parcours, leurs modes de leadership et leur capacité à structurer des réseaux locaux, nationaux et internationaux. Il souligne leur fonction d’animateurs communautaires et de figures d’autorité religieuse.
Les mega churches et les nouvelles formes d’organisation ecclésiale
Un axe spécifique est consacré aux mega churches. L’auteur en décrit le fonctionnement, l’organisation, la sociologie et les pratiques cultuelles. Ces Églises sont présentées comme des lieux d’innovation religieuse et organisationnelle.
Le message moral et les valeurs défendues
Le livre expose les positions morales et sociétales portées par les milieux évangéliques. L’auteur décrit les thèmes récurrents liés à la famille, à l’éthique et à la société, ainsi que la manière dont ces valeurs sont exprimées dans le débat public.
La diversité interne du monde évangélique
Enfin, Sébastien Fath insiste sur la pluralité du mouvement évangélique. Il montre qu’il ne s’agit pas d’un ensemble homogène, mais d’un courant traversé par des différences théologiques, culturelles et politiques, parfois importantes.
Conclusion factuelle
L’ensemble de ces axes permet à l’auteur de présenter l’évangélisme comme un phénomène religieux, social et politique majeur du monde contemporain, en pleine expansion, sans le réduire à une entité unique ou monolithique.
Forces du livre
- Rigueur historique et sociologique
L’auteur adopte une posture de chercheur et non de militant. L’ouvrage vise à comprendre plutôt qu’à justifier ou condamner.
Il explore les origines, les trajectoires sociales et les stratégies culturelles du mouvement évangélique sans simplification excessive.
- Portée internationale
L’étude ne se limite pas au contexte français. Elle situe le phénomène évangélique dans des cadres plus larges, notamment américains, où ce courant bénéficie d’une forte visibilité politique et sociale.
- Questionnement sur la citoyenneté
Le livre ouvre des pistes de réflexion utiles sur la place des croyances religieuses dans l’espace public, question centrale dans des sociétés pluralistes.
Faiblesses ou limites possibles
- Une analyse davantage sociologique que théologique
L’auteur ne se place pas dans un cadre théologique normatif. Il décrit et interprète les faits sur le plan social plutôt que doctrinal. Pour un lecteur réformé, cela peut laisser un vide normatif : quelles doctrines sont conformes ou non à l’enseignement biblique ?
- Risque de catégorisation globale
Le terme « évangélique » regroupe des réalités très diverses (baptistes, pentecôtistes, charismatiques, évangéliques historiques), avec des pratiques et des doctrines parfois très éloignées. Le risque est de présenter le mouvement comme un bloc homogène.
- Orientation descriptive plus que critique
L’intention principale est de comprendre le phénomène, non de l’évaluer théologiquement. Un lecteur réformé en quête de discernement doctrinal devra compléter cet ouvrage par des travaux de théologie biblique et confessionnelle.
Conclusion
Le livre de Sébastien Fath constitue une ressource sociologique précieuse pour comprendre le phénomène évangélique tel qu’il se manifeste aujourd’hui en France et dans le monde. Il offre un cadre historique solide et une analyse des implications sociales et politiques de ce courant.
Pour une lecture réformée, cet ouvrage fournit un contexte indispensable, mais doit être complété par une réflexion doctrinale sur la nature biblique de l’Église, la proclamation de l’Évangile et la souveraineté de Dieu, afin de discerner avec justesse les forces et les dérives du courant évangélique à la lumière des Écritures.
Le « nouveau pouvoir évangélique » à l’épreuve de la théologie réformée
Introduction
L’ouvrage de Sébastien Fath, Le nouveau pouvoir évangélique, s’impose comme une enquête historique et sociologique de premier plan sur un phénomène religieux majeur du monde contemporain. Loin des caricatures médiatiques et des lectures complotistes, l’auteur décrit avec rigueur la montée en visibilité et en influence des milieux évangéliques, tant en France qu’à l’échelle mondiale, en prêtant attention aux dynamiques sociales, culturelles et politiques qui accompagnent cette expansion.
L’analyse proposée ici adopte volontairement un autre point de vue. Elle ne se situe pas sur le terrain sociologique, mais théologique. Enracinée dans la tradition réformée classique, distincte du protestantisme libéral, elle s’appuie sur l’Écriture, l’ecclésiologie réformée et la doctrine des deux règnes. La question centrale n’est donc pas seulement de constater l’existence d’un « pouvoir évangélique », mais de discerner si ce pouvoir peut être compris comme un fruit fidèle de l’Évangile ou comme une transformation ambivalente du christianisme sous l’effet des pressions culturelles et politiques contemporaines.
Il convient de préciser ici que foedus.fr s’inscrit dans une ligne résolument réformée confessante, et non dans une approche pluraliste du protestantisme. Le terme confessant est ici essentiel : il renvoie à une fidélité doctrinale assumée, enracinée dans les confessions de foi de la Réforme, et non à une simple appartenance sociologique ou institutionnelle. C’est sous cet angle théologique précis que le sujet est abordé. Dans cette perspective, les réformés confessants sont souvent théologiquement bien plus proches des évangéliques – voire du catholicisme romain – que des courants protestants libéraux, même lorsqu’ils partagent avec ces derniers des structures ou une histoire institutionnelle commune. L’objectif n’est donc pas de durcir une opposition entre évangéliques et réformés, mais au contraire de rappeler des proximités réelles, tout en maintenant un discernement théologique sur les dérives possibles de part et d’autre. Le débat porte moins sur le poids sociologique ou institutionnel que sur la fidélité confessionnelle à l’Évangile.
1. Clarification terminologique et enjeu ecclésiologique
Comme le rappelle Sébastien Fath, le terme « évangélique » ne renvoie évidemment pas aux évangélistes bibliques, mais à un courant du protestantisme moderne. Historiquement, toutefois, ce terme désignait d’abord ceux qui tenaient fermement à l’Évangile de la grâce, à la justification par la foi seule et à l’autorité souveraine de l’Écriture. Il renvoyait à un contenu doctrinal précis, souvent catalogué par ses détracteurs de fondamentalisme (voir Annexe), avant de devenir, progressivement, une catégorie sociologique large et hétérogène.
Du point de vue réformé, ce glissement pose un problème ecclésiologique majeur. L’identité chrétienne risque d’être définie moins par la vérité confessée que par l’appartenance à un mouvement visible et dynamique. Or, Jean Calvin rappelle avec force que l’Église se reconnaît objectivement « là où la Parole de Dieu est purement prêchée et les sacrements dûment administrés » (Institution de la religion chrétienne, IV.1.9). La visibilité sociale et la croissance numérique ne constituent jamais, en elles-mêmes, des critères de fidélité ecclésiale.
2. Généalogie historique et discernement spirituel
L’un des apports majeurs de l’ouvrage réside dans sa mise en perspective historique. Sébastien Fath inscrit l’évangélisme2 dans une généalogie longue, marquée par les réveils protestants, le monde anglo-saxon et leur diffusion progressive vers l’Europe et la France. Cette profondeur historique montre que l’évangélisme n’est ni une mode récente ni une anomalie, mais l’héritier de dynamiques spirituelles anciennes.
La tradition réformée reconnaît que les réveils peuvent être de véritables œuvres de Dieu. Augustin lui-même affirmait que l’authenticité spirituelle ne se mesure pas à l’intensité des affects, mais à l’enracinement dans la vérité : « On peut être enflammé sans être éclairé » (De doctrina christiana, IV). Les Réformateurs ont poursuivi ce discernement critique. Luther mettait en garde contre les Schwärmer, ces « enthousiastes » qui revendiquaient une action immédiate de l’Esprit en dehors de la Parole et de l’Église instituée.
Sur ce point, l’ouvrage de Fath décrit avec précision l’expansion évangélique, mais demeure volontairement neutre quant à la question décisive de la fidélité doctrinale. Cette neutralité est compréhensible dans un cadre sociologique, mais elle appelle un complément théologique.
3. Visibilité publique, proclamation et théologie de la croix
Un autre axe important du livre concerne la forte visibilité publique des évangéliques : chants dans l’espace urbain, slogans, graffitis, présence médiatique accrue. Du point de vue réformé, le témoignage public n’est pas illégitime. L’Évangile ne relève pas d’une spiritualité strictement privée.
Cependant, une tension apparaît entre la logique de visibilité et la théologie de la croix. L’apôtre Paul rappelle que « la parole de la croix est folie pour ceux qui périssent » (1 Corinthiens 1.18). La tradition réformée souligne que l’Évangile ne devient pas vrai parce qu’il est audible ou populaire. Le danger n’est pas de proclamer publiquement le nom du Christ, mais de transformer l’Évangile en un message consensuel, émotionnel ou culturellement attractif, détaché de la repentance, du jugement et de la souveraineté de Dieu. La question se pose aussi, d’ailleurs, pour le protestantisme libéral, bien que de façon différente.
4. Pouvoir, Cité de Dieu et doctrine des deux règnes
Le cœur conceptuel de l’ouvrage se cristallise autour de l’idée de « nouveau pouvoir évangélique ». Sébastien Fath reprend implicitement la question augustinienne : sommes-nous face à une expression de la Cité de Dieu ou à une instrumentalisation de Dieu dans la cité terrestre ?
Augustin rappelle que les deux cités sont définies par deux amours distincts : « l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu a fait la cité terrestre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi a fait la cité céleste » (La Cité de Dieu, XIV, 28). La tradition réformée a prolongé cette distinction à travers la doctrine des deux règnes : Dieu règne souverainement sur toutes choses, mais par des moyens différents. L’Église n’a pas vocation à gouverner politiquement, mais à témoigner fidèlement de l’Évangile.
Calvin insiste sur le fait que le Royaume du Christ « n’est pas charnel ni politique » (Institution, III.19.15). Dès lors, si parler de « pouvoir évangélique » est sociologiquement pertinent, cela devient théologiquement problématique dès lors que le pouvoir est recherché comme une fin ecclésiale.
5. Engagement chrétien, mandat culturel et néo-calvinisme
La question du rapport des chrétiens au politique demande une clarification importante. Le néo-calvinisme, en particulier à travers la pensée d’Abraham Kuyper, a fortement souligné que la foi chrétienne ne concerne pas seulement la sphère privée ou religieuse, mais l’ensemble de la vie humaine. Lorsque Kuyper affirme qu’« il n’y a pas un centimètre carré de l’existence humaine sur lequel le Christ, souverain de tout, ne dise : C’est à moi », il rappelle la souveraineté universelle du Christ sur toute la création.
Cette affirmation ne signifie toutefois pas que l’Église devrait dominer ou sacraliser la politique. Kuyper ne défend pas une théocratie. Il insiste au contraire sur la responsabilité des chrétiens à agir dans le monde, chacun dans sa vocation propre, tout en respectant la distinction entre les différentes sphères de la vie sociale. L’Église, l’État, la famille et les autres institutions possèdent chacune une autorité spécifique qui ne doit pas être confondue avec celle des autres.
Ainsi comprise, la pensée de Kuyper ne justifie pas une prise de pouvoir religieuse, mais encourage un engagement chrétien responsable, lucide et limité, qui reconnaît à la fois la souveraineté du Christ et la diversité des rôles au sein de la société.
6. Forces et fragilités du courant évangélique à la lumière de la Réforme
À la lumière de la tradition réformée, il convient de reconnaître les forces réelles du courant évangélique : zèle missionnaire, insistance sur la conversion personnelle, attachement déclaré à l’Écriture, capacité d’implantation communautaire. Ces réalités peuvent être reçues comme des dons de Dieu.
Mais elles ne dispensent pas d’un discernement exigeant. Individualisme spirituel, pauvreté doctrinale, théologie de la prospérité, confusion entre bénédiction et réussite visible, primat de l’émotion sur la catéchèse constituent des fragilités réelles, sans pour autant concerner l’ensemble du courant évangélique. La foi chrétienne, rappelle la Réforme, repose sur la promesse objective de Dieu et sur l’œuvre accomplie du Christ, non sur l’intensité de l’expérience religieuse.
Conclusion
Le nouveau pouvoir évangélique constitue un diagnostic sociologique précieux, mais il ne peut ni ne veut répondre à la question normative décisive : ce pouvoir est-il conforme à la nature biblique de l’Église ? La théologie réformée invite à une posture à la fois reconnaissante et vigilante, recentrée sur la croix du Christ, la souveraineté de Dieu et la vocation spirituelle de l’Église dans le monde. L’enjeu ultime n’est pas d’être visible, influent ou puissant, mais d’être fidèle, l’un n’empêchant pas l’autre, évidemment.
Annexes
Sortir du piétisme : l’engagement politique des évangéliques comme progrès à la lumière d’Abraham Kuyper
Dans une perspective réformée classique, et plus particulièrement dans la lignée d’Abraham Kuyper, l’intérêt croissant des évangéliques pour la sphère politique ne saurait être interprété uniquement comme une dérive ou une menace. Il constitue, au contraire, un progrès théologique et ecclésial significatif par rapport à un repli piétiste longtemps dominant.
Le piétisme, entendu ici non comme une spiritualité de la piété personnelle en tant que telle, mais comme une réduction de la foi chrétienne à la seule sphère privée, a souvent conduit à une démission implicite des chrétiens face aux responsabilités culturelles, sociales et politiques. Cette attitude, historiquement compréhensible dans certains contextes de persécution ou de marginalisation, devient problématique lorsqu’elle se mue en principe théologique : l’idée que la foi serait étrangère à l’ordre public et à la structuration de la cité.
Kuyper rompt explicitement avec cette vision. Sa célèbre affirmation selon laquelle il n’existe pas « un centimètre carré de la réalité » sur lequel le Christ ne puisse dire « c’est à moi » fonde une théologie de l’engagement public qui refuse aussi bien le cléricalisme que le retrait spirituel. La doctrine des sphères de souveraineté reconnaît la distinction des domaines – Église, État, famille, économie, culture – mais elle affirme simultanément leur responsabilité commune devant Dieu. Dès lors, s’intéresser à la politique n’est pas trahir l’Évangile ; c’est en assumer les implications publiques.
Dans cette optique, le réveil d’un intérêt évangélique pour le politique peut être interprété comme une sortie bienvenue d’un piétisme appauvrissant. Il marque une prise de conscience : la foi chrétienne ne concerne pas seulement le salut individuel, mais aussi la justice, l’ordre, la protection des plus faibles et la préservation du bien commun. Ce déplacement constitue une avancée, en ce qu’il réinscrit la foi dans l’épaisseur du réel, là où se prennent des décisions concrètes affectant des vies humaines.
Cela ne signifie pas pour autant une naïveté à l’égard du champ politique. Kuyper lui-même n’ignorait rien de l’ambiguïté du pouvoir. Le politique est un terrain profondément miné : lieu de compromis, d’intérêts concurrents, de tentations idolâtriques. Les dérapages y sont toujours possibles, y compris – et parfois surtout – lorsque des convictions religieuses y sont invoquées sans discernement. La théologie réformée, marquée par une anthropologie lucide et une doctrine du péché radical, interdit toute sacralisation de l’action politique.
Ainsi, l’engagement évangélique dans la politique doit être pensé comme un progrès réel mais fragile. Progrès, parce qu’il rompt avec une fuite hors du monde contraire à l’esprit de l’Incarnation et à la vocation culturelle de l’humanité. Fragile, parce qu’il exige une formation théologique solide, une éthique de responsabilité, et une claire distinction entre le Royaume de Dieu et les constructions humaines toujours relatives.
Dans la perspective kuyperienne, la question n’est donc pas de savoir si les évangéliques doivent s’intéresser à la politique, mais comment ils peuvent le faire sans perdre leur âme. L’alternative n’est pas entre piétisme et politisation, mais entre un engagement lucide, humble et structuré théologiquement, et des formes de retrait ou d’activisme qui, l’un comme l’autre, trahissent la profondeur de la foi réformée.
Évangélisme et fondamentalisme
Bibliographie en note de bas de page3.
Ce sujet est d’une importance primordiale ! Le terme « fondamentaliste », appliqué à certains courants du protestantisme américain, trouve son origine dans un contexte théologique précis du début du XXᵉ siècle. Il renvoie à la publication de la série The Fundamentals : A Testimony to the Truth (1910–1915) , composée de quatre-vingt-dix essais destinés à défendre ce que leurs auteurs considéraient comme les doctrines essentielles du christianisme face au libéralisme théologique et à la critique historico-critique de l’Écriture. Parmi ces « fondamentaux » figuraient notamment l’autorité et l’inerrance de la Bible, la divinité du Christ, sa naissance virginale, sa mort expiatoire substitutive et sa résurrection corporelle.
Dans ce sens originel, le fondamentalisme protestant ne relevait pas d’un rejet de la raison ou de la science, mais d’un effort apologétique visant à préserver l’orthodoxie chrétienne. À cet égard, l’attachement aux formulations doctrinales, aux vérités confessées et aux énoncés normatifs de la foi rapproche, sur le plan formel, les fondamentalistes historiques des protestants réformés confessants, eux aussi profondément attachés aux confessions de foi de la Réforme et de l’Église ancienne. La fidélité doctrinale ne saurait donc, en elle-même, être disqualifiée comme fondamentaliste.
Toutefois, à partir des années 1920, le terme a évolué pour désigner un courant plus restreint et plus radicalisé, marqué par une posture de séparation culturelle, une opposition systématique à certaines avancées scientifiques et, dans certains cas contemporains, par une défiance généralisée à l’égard des institutions académiques et des savoirs établis. C’est ce fondamentalisme tardif, et non l’évangélisme dans son ensemble, qui se caractérise parfois par des positions excessivement critiques, voire complotistes.
L’usage polémique et généralisé de l’étiquette « fondamentaliste » pour qualifier l’ensemble des évangéliques est donc historiquement inexact et théologiquement injuste. Il importe de distinguer entre un attachement légitime à l’orthodoxie chrétienne et des formes de radicalisation intellectuelle ou culturelle qui relèvent d’un courant spécifique et minoritaire au sein du protestantisme américain.
Comparaison explicite, théologique et ecclésiologique entre évangélisme et protestantisme réformé confessant
Cadre général de la comparaison
L’évangélisme est ici compris comme un courant protestant large, transconfessionnel, marqué par la conversion personnelle, l’activisme missionnaire et une forte adaptabilité culturelle.
Le protestantisme réformé confessant est compris comme l’héritier doctrinal de la Réforme magistérielle (Calvin, confessions de foi, catéchismes), structuré par une théologie systématique cohérente et une ecclésiologie définie.
1) Autorité et usage de l’Écriture
Évangélisme
– Affirme fortement l’autorité de la Bible.
– Usage souvent dévotionnel, pragmatique, thématique.
– Tendance à privilégier les textes « efficaces » pour l’appel, la motivation, la croissance.
– Risque : biblicisme fragmenté, faible attention au contexte, à la théologie biblique globale.
Réformé confessant
– Sola Scriptura compris dans un cadre herméneutique rigoureux.
– Prédication continue (lectio continua), souci du contexte, de l’unité de l’Écriture.
– L’Écriture interprète l’Écriture.
– La Bible n’est pas un outil, mais la voix souveraine de Dieu.
Point de discernement
L’évangélisme insiste sur l’accès direct à la Bible ; le réformé insiste sur la fidélité à son sens, compris dans et avec la communauté de l’Église plutôt que de manière simplement individuelle.
2) Doctrine du salut
Évangélisme
- Accent central sur la conversion personnelle, souvent datable : « Je me suis converti le… »
- Salut fréquemment présenté comme une décision humaine répondant à un appel.
- Langage de l’acceptation de Jésus comme Sauveur personnel.
- Faible élaboration doctrinale de l’élection et de la régénération.
Réformé confessant
– Salut compris comme œuvre souveraine de Dieu de bout en bout.
– Élection inconditionnelle, grâce irrésistible, régénération précédant la foi.
– La foi est le fruit de la grâce, non sa cause.
– La conversion est réelle, mais intégrée dans un cadre théologique plus large.
Point de discernement
Là où l’évangélisme met l’accent sur l’expérience vécue du salut, le réformé met l’accent sur son fondement divin.
3) Christologie et théologie de la croix
Évangélisme
– Christ présenté comme Sauveur, ami, solution aux besoins.
– Accent pastoral fort, mais parfois anthropocentré.
– La croix peut devenir un moyen de mieux vivre plutôt qu’un scandale.
Réformé confessant
– Christ proclamé comme Seigneur souverain, médiateur unique, Roi.
– La croix est centrale, mais aussi humiliante pour l’homme.
– Insistance sur la substitution pénale, la justice de Dieu, la repentance.
Point de discernement
L’évangélisme peut glisser vers un Christ utile ; le réformé insiste sur un Christ souverain.
4) Ecclésiologie
Évangélisme
– L’Église est souvent vue comme une communauté de croyants convertis.
– Organisation souple, adaptable, parfois entrepreneuriale.
– Leadership charismatique fréquent.
– Faible importance des confessions de foi et de la discipline ecclésiale.
Réformé confessant
– L’Église est une institution divine, visible et invisible.
– Marques de l’Église clairement définies : Parole, sacrements, discipline.
– Ministère ordonné, collégialité, responsabilité doctrinale.
– L’Église ne se réinvente pas, elle se réforme selon la Parole.
Point de discernement
L’évangélisme privilégie la vitalité ; le réformé privilégie la fidélité.
5) Sacrements
Évangélisme
– Baptême et Cène souvent compris comme symboles mémoriels.
– Pratique variable selon les églises.
– Faible catéchèse sacramentelle.
Réformé confessant
– Sacrements comme moyens de grâce, sans confusion avec la grâce elle-même.
– Importance de la Cène dans la vie de l’Église.
– Catéchèse solide et articulation foi–sacrements.
Point de discernement
Là où l’évangélisme minimise parfois les sacrements, le réformé les reçoit comme dons institués par le Christ.
6) Rapport au monde et au politique
Évangélisme
– Forte capacité de mobilisation sociale et politique.
– Tentation du lobbying, du pouvoir, de la visibilité.
– Langage de conquête culturelle parfois présent.
Réformé confessant
– Doctrine des deux règnes.
– Engagement citoyen personnel, mais prudence ecclésiale.
– L’Église témoigne, elle ne gouverne pas.
Point de discernement
L’évangélisme risque de confondre influence et mission ; le réformé insiste sur la distinction.
7) Spiritualité
Évangélisme
– Spiritualité expressive, émotionnelle, spontanée.
– Louange centrale, expérience immédiate recherchée.
– Risque de dépendance au ressenti.
Réformé confessant
– Spiritualité nourrie par la Parole, la prière, les sacrements.
– Importance de la persévérance plus que de l’intensité.
– La foi demeure même quand le sentiment faiblit.
Point de discernement
L’évangélisme valorise l’intensité ; le réformé valorise la constance.
Conclusion synthétique
L’évangélisme rappelle utilement au protestantisme la nécessité du zèle, de la mission et de la conversion personnelle.
Le protestantisme réformé rappelle à l’évangélisme que l’Église ne vit ni de son succès, ni de son émotion, ni de son influence, mais de la grâce souveraine de Dieu, reçue dans l’obéissance à sa Parole.
La question décisive n’est donc pas : « Qu’est-ce qui marche ? » Mais : « Qu’est-ce qui est fidèle ? »
Outils pédagogiques
I. Questions de compréhension générale
- Quel est l’objectif principal de l’ouvrage Le nouveau pouvoir évangélique de Sébastien Fath ?
- En quoi l’approche de Fath est-elle sociologique plutôt que théologique ?
- Pourquoi le terme « évangélique » pose-t-il un problème de définition selon une lecture réformée ?
- Quelle est la question centrale posée par l’expression « nouveau pouvoir évangélique » ?
- En quoi la visibilité publique des évangéliques peut-elle entrer en tension avec la théologie de la croix ?
II. QCM – Connaissances théologiques et ecclésiologiques
QCM 1 – Définition de l’Église selon la Réforme
Selon Jean Calvin, l’Église est reconnue principalement :
A. À sa croissance numérique
B. À son influence politique
C. Là où la Parole est fidèlement prêchée et les sacrements correctement administrés
D. À sa capacité de mobilisation sociale
Bonne réponse : C
Référence : Calvin, Institution de la religion chrétienne, IV.1.9
QCM 2 – Réveils et discernement spirituel
Selon la tradition réformée, un réveil spirituel doit être évalué principalement :
A. À l’intensité émotionnelle qu’il produit
B. À son succès médiatique
C. À sa conformité à la Parole de Dieu
D. À sa durée dans le temps
Bonne réponse : C
Références : Augustin, De doctrina christiana ; Luther, critique des Schwärmer
QCM 3 – Théologie de la croix
Selon 1 Corinthiens 1.18–25, la prédication de la croix est :
A. Naturellement attractive pour tous
B. Une sagesse politique efficace
C. Une folie pour ceux qui périssent
D. Un message culturellement neutre
Bonne réponse : C
QCM 4 – Doctrine des deux règnes
La doctrine réformée des deux règnes affirme que :
A. L’Église doit gouverner l’État
B. Le politique est indifférent à la foi
C. Dieu règne sur toute chose par des moyens distincts
D. La foi doit rester strictement privée
Bonne réponse : C
Références : Augustin, La Cité de Dieu ; Calvin, Institution, III.19
QCM 5 – Abraham Kuyper et le néo-calvinisme
La célèbre affirmation de Kuyper signifie que :
A. L’Église doit contrôler toutes les sphères sociales
B. Le Christ est souverain sur toute la création
C. La politique est la mission première de l’Église
D. La foi chrétienne est avant tout culturelle
Bonne réponse : B
Référence : Abraham Kuyper, discours d’inauguration de l’Université libre d’Amsterdam (1880)
III. QCM – Analyse critique
QCM 6 – Pouvoir et mission
Selon une lecture réformée, le principal danger du « pouvoir évangélique » est :
A. L’isolement culturel
B. La perte de visibilité
C. La confusion entre mission de l’Église et recherche d’influence
D. Le manque d’engagement social
Bonne réponse : C
QCM 7 – Neutralité sociologique
La principale limite théologique du livre de Sébastien Fath est :
A. Son hostilité au christianisme
B. Son manque de données historiques
C. Son absence de discernement doctrinal normatif
D. Son rejet du protestantisme
Bonne réponse : C
IV. Questions de réflexion théologique (réponses ouvertes)
- Peut-on parler d’un « pouvoir chrétien » sans trahir la théologie de la croix ? Pourquoi ?
- Comment articuler, selon la théologie réformée, témoignage public et refus de la politisation de l’Église ?
- En quoi la distinction kuyperienne des sphères protège-t-elle à la fois l’Église et l’État ?
- La croissance numérique peut-elle être un critère de fidélité ecclésiale ? Justifie ta réponse bibliquement.
- Comment discerner aujourd’hui entre zèle missionnaire légitime et pragmatisme culturel ?
V. Activité pédagogique possible (bonus)
Exercice écrit ou oral :
À partir de Jean 18.36 et 1 Corinthiens 1.18–25, rédiger un court paragraphe expliquant pourquoi la mission de l’Église ne peut être assimilée à une stratégie de pouvoir.
- gsrl-cnrs.fr ↩︎
- Sébastien Fath emploie principalement les termes “évangéliques” et “protestantisme évangélique” dans une perspective sociologique et descriptive. Le terme “évangélisme” n’est pas central dans son dispositif conceptuel et n’est pas utilisé comme catégorie théologique normative. Son emploi dans la présente analyse relève d’un choix méthodologique propre à la théologie réformée et ne prétend pas refléter le vocabulaire technique de l’auteur. ↩︎
- Références bibliographiques
– Marsden, George M., Fundamentalism and American Culture, Oxford University Press, 1980.
– Noll, Mark A., The Scandal of the Evangelical Mind, Eerdmans, 1994.
– Sandeen, Ernest R., The Roots of Fundamentalism, University of Chicago Press, 1970.
– Ammerman, Nancy T., Bible Believers: Fundamentalists in the Modern World, Rutgers University Press, 1987.
– Weber, Timothy P., On the Road to Armageddon: How Evangelicals Became Israel’s Best Friend, Baker Academic, 2004. ↩︎

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